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Musiciens déçus, musiciens déchus; Le Côté Obscur de la Musique

Bonjour à tous !

Pardonnez-moi cette familiarité inhabituelle mais aujourd’hui, c’est à vous tous que je m’adresse. Le sujet que je vais aborder concerne effectivement une relativement grande partie d’entre nous. Ces dernières années j’ai eu l’occasion (avec beaucoup de déplaisir) d’entendre de nombreux témoignages d’anciens musiciens, musiciens potentiels ou encore apprentis découragés pour qui la pratique d’un instrument s’est révélée catastrophique, décevante, plus ardue que prévue.
En guise de transition maladroite, je précise que je ne ferai pas de distinction entre musiciens déçus et déchus par la suite. Les musiciens “déçus” représentent pour moi ceux qui essayèrent en vain, les éternels amoureux de musique reconnaissable, entre autres, par la phrase “J’ai toujours voulu en jouer”, ou tout simplement l’ensemble de ceux pour qui la musique n’est pas, plus, n’a jamais été accessible. Les musiciens “déchus” (dont je parlerai moins et qui servaient juste à ajouter l’effet “patate chaude” au titre) incluraient plus les musiciens de longue date dont l’emploi du temps interdisait la pratique, déchus de leur statut par une notoriété dégringolante ou encore jetés en prison pour quelque malentendu. En bref tout ceux qui, un jour considérés musiciens, ont posé le manche, le micro, rangé le tabouret, l’archet pour des raisons personnelles ou non.

Toutes ces situations m’attristent énormément, mais souvenons-nous tout de même que ne pas jouer d’un instrument ne signifiera jamais ne pas pouvoir apprécier la musique dans toute sa beauté.

Ce qui m’a convaincu, c’est le nombre d’entre nous que j’entends, presque chaque semaine dire : “J’ai commencé mais la formation musicale, le solfège, tout ça m’a rapidement dégouté et j’ai arrêté” ou encore (pour le plaisir de se répéter) “J’ai toujours voulu en jouer mais je n’ai jamais eu l’occasion/les moyens/le courage de suivre une formation qui d’emblée semble ardue et rébarbative…”.
Ce qui, pour moi, ressort le plus de ces expériences ou envies de la musique est une certaine peur ou haine du solfège et de la formation musicale académique. C’est sur ce point que nous nous pencherons.

 

L’institution musicale, c’est vrai, peut paraître ennuyeuse, poussiéreuse et même impressionnante pour le musicien en devenir. Son côté strict, sévère et l’image peu ouverte qu’elle semble laisser dans nos esprits en décourage plus d’un, au premier abord. Mais qu’en est-il de ceux qui se lancent ? Sont-ils tous issus de familles de musiciens à l’académie (ou conservatoire), inscrits par tradition familiale ou parce que leur image de cette académie est meilleure ? Non.
Un premier cas m’apparaît alors : celui de ceux qui ont commencé mais arrêté rapidement, submergés par la rigueur rébarbative des professeurs considérés trop vieux, trop différents de nos styles musicaux. Le fossé réel entre les professeurs d’académie, leur éducation, leur connaissance et les attentes des élèves, souvent ancrés dans un présent musical à mille lieues de celui de leur maître constitue une première barrière à une transmission de savoir efficace. En effet, l’élève s’inscrit pour apprendre l’instrument poussé par une volonté personnelle liée à ses goûts et son envie de savoir jouer l’un ou l’autre morceau. La déception vient ensuite plus ou moins vite à cause de la prise de conscience de la quantité de travail nécessaire par jour pour aborder des pièces qui ne lui parlent pas tant que ça et l’élève après quelques années de labeur abandonne souvent, par manque de temps, par perte de volonté ou pire par dégoût total de cet instrument qui jadis l’avait tant attiré. C’est en entendant ces récits désespérés de musiciens déçus que d’autres, par la suite, ne tenteront même pas l’expérience et partiront déçus, ne se sentant pas capable d'”affronter” l’académie et sa formation. Aucun des deux côtés n’est à blâmer, naturellement. L’académie, malgré l’image vétuste qu’il renvoie est la porte vers des univers musicaux riches, divers et vers une technique solide ainsi qu’un enseignement de qualité pour quiconque franchit ses portes. D’un autre côté, il est vrai que le monde moderne de la musique est loin de préparer les oreilles de tout le monde à ce type d’univers et que beaucoup de jeunes musiciens, motivés par l’amour de chansons “classiques” du répertoire populaire se heurtent aux codes et répertoires “classiques” au sens musical du terme. La confrontation douloureuse de deux univers ayant pourtant en commun l’amour de la musique en laisse beaucoup découragés, dégoûtés, sur le côté et ces nombreux musiciens potentiels, déçus, ne voudront plus s’adonner à la pratique de ce qui un jour leur était apparu comme si beau.

Il me semble essentiel, dans un tel contexte, de rassurer les musiciens potentiels, musiciens en devenir, les aspirants musiciens quant à leur vision de la musique, du solfège, de l’institution musicale (classique). Les professeurs que vous aurez la chance de rencontrer ne sont pas tous rigides et sévères et votre passion peut vous emmener là où le travail ne compte plus tant il est gratifiant !
Mon conseil principal cependant serait le suivant : soyez vigilants quand aux premiers pas dans l’éducation musicale. Un enfant de jeune âge ne doit pas être repoussé par l’académie et ne devrait jamais être “dégouté de la musique”. Des styles d’éducation musicales différents existent où les partitions ne sont pas la priorité et où, jeune comme plus âgé, n’importe qui peut trouver son compte et apprendre la musique, les bases de son instrument, à apprécier le contact avec celui-ci et la compréhension d’un morceau. Ce type d’écoles de musique (officielles ou non) peuvent apporter un enseignement très complet et gratifiant de cet art fabuleux. De plus, si dans un second temps le musicien ressent le besoin d’approfondir sa technique, de retourner aux partitions, à un style plus classique, il en a toujours la possibilité. L’avantage de cette approche est qu’une fois les pieds dans une académie, votre amour de l’instrument et de la musique sera déjà bien présent, plus ancré et vous verrez la formation différemment.

J’espère vous avoir donné envie de vous (re)lancer dans l’apprentissage musical. Je me réserve les musiciens déchus, sujet sensiblement différent pour un second article et vous souhaite une bonne soirée…

Mon Club des Cinq, no. 2 : Tatiana Troyanos

Comme vous l’a peut-être soufflé son patronyme, Tatiana Troyanos est un doux mélange de cultures. Née en 1938 à New-York d’un papa grec, ténor à ses heures perdues, et d’une maman allemande, soprano sur les bords, juste à côté du Lincoln Center (la maison du Metropolitan Opera), notre future cantatrice semblait prédestinée à une carrière musicale dès sa mise au monde. Après le divorce de ses parents, très jeune, Tatiana étudie le piano, puis le chant, bien qu’elle trouve sa voix trop lugubre pour en faire un métier. A l’aube de ses 16 ans, un professeur de la Brooklyn Music School l’entend  au milieu d’un choeur et c’est comme un révélation, il met donc tout en oeuvre pour savoir jusqu’où cette voix originale est capable d’aller. Plus tard, elle entre à Julliard, la grande école d’art new-yorkaise, pour y étudier les mécanismes de la voix en compagnie d’Hanz Heinz (1930) et obtient son diplôme en 1963, elle a 25 ans. La même année, Tatiana obtient son premier rôle au New York City Opera pour la production américaine d’un opéra de Benjamin Britten (1913-1976) avant de partir gagner de l’expérience et de la technique pendant une longue tournée européenne où elle se familiarise avec des oeuvres complexes aux styles très variés. Au festival d’Aix-en-Provence de 1966, elle explose dans Ariadne of Naxos de Richard Strauss (1864-1949) où elle incarne le compositeur du prologue (le premier d’une série de “trousers roles” ou rôles pantalons, désignant des personnages masculins joués/chantés par une femme – anciennement confiés aux castrats – , qui constituèrent plus tard sa marque de fabrique). Elle enchaîne alors les succès dans chaque ville qu’elle visite de Londres à Zurich en passant par Amsterdam, Milan, Paris, etc, etc. Au début des années 70, forte de son répertoire élargi et de bonnes critiques, elle revient aux U.S.A. pour une suite triomphale de perfomances dans les plus grandes salles du pays. A partir de 1976, elle se joint à la compagnie du Metropolitan Opera avec laquelle elle diversifie encore ses prestations, enchaînant les nouveaux rôles sans relâche, sans la moindre faille, toujours au meilleur niveau. C’est aussi à partir de là qu’elle se voit proposer de nombreux enregistrements dont certains restent cultes auprès des amateurs d’art lyrique (comme son interprétation inimitable de Carmen ou son Anita dans West Side Story). Tout au long de sa carrière, elle chantera avec les plus grands artistes de son époque, multipliant les amitiés, les hommages, les cachets. Au milieu des années 80, la cantatrice se fait diagnostiquer un cancer du sein qu’elle cache à tout le monde. Les traitements à répétitions l’affaiblissent mais elle continue pourtant de vivre selon son rythme de star bousculée, selon un emploi du temps chargé. Aucune relation professionnelle, aucun collègue ne saura jamais rien de sa maladie qu’elle ne veut pas rendre publique pour continuer à travailler, encore et encore, pour profiter de sa passion. Elle chantera jusqu’à la fin, refusant de se reposer, de s’interrompre. L’été 1993, ses médecins lui annoncent que son cancer s’est métastasé au foie, elle est condamnée. Elle termine malgré tout sa saison. Tatiana Troyanos décède le 21 Août 1993 à l’âge précoce de 54 ans, après avoir chanté toute sa vie pour le public, jusqu’au bout, signant sa dernière performance deux heures avant de mourir afin d’illuminer les autres patients de sa voix sublime qui s’éloignait déjà vers les cieux…

La mezzo-soprano américaine possédait une voix très caractéristique et particulièrement expressive. L’alternance entre la douceur et la force brute selon une ligne vocale très large aussi à l’aise dans les aigus que dans les graves lui a donné accès à une palette très variée de rôles différents. Elle a chanté dans tous les styles avec autant de puissance et de justesse : classicisme, bel canto, romantisme italien, versisme, rôles wagnériens, rôles modernes, jazzy, chants religieux, tout fonctionnait. En plus de pouvoir aborder techniquement chaque genre sans véritables difficultés, elle apportait un souffle neuf, une interprétation unique aux sonorités très originales, à toutes ses performances, métamorphosant certains rôles “mineurs” ou “usés” pour un nouveau regard, très personnel, dans l’intimité psychologique des personnages grâce, notamment, à son puissant vibrato d’une limpidité, d’une souplesse inimitable. Cet investissement était incroyable à voir sur la scène, bien-sûr, mais, plus frappant encore, il pénétrait même ses enregistrements studios qui, en matière d’opéras, sont souvent trop dévoués à la justesse technique et à la l’analyse de la partition sans vraiment s’attarder sur la vie et les émotions, non pas sous-jacentes, mais comme origine partielle du son produit.

Le premier exemple (qui suit les règles établies dans l’épisode précédent de cette série) permet de juger du timbre de voix merveilleusement étrange de Tatiana Troyanos ainsi que de son jeu subtile au travers d’un aria tiré de La clemenza di Tito, le dernier opéra composé par Mozart (1756-1791) quelques mois seulement avant sa mort. Un des trousers roles les plus exigeants, Sextus y chante sa passion amoureuse pour Vitellia, une femme fatale qui l’utilise pour se venger de l’empereur Titus. La première partie du morceau souligne cet esclavage du coeur (“je serai ce que tu veux que je sois”) tandis que la seconde révèle le désir incommensurable et l’aliénation violente du jeune soupirant. Il s’organise, donc, d’après un axe bipolaire, comme souvent chez le compositeur, avec une moitié plus lente et une seconde beaucoup plus rapide. Le génie indiscutable de Mozart réside, ici, dans son utilisation magique de la clarinette, constituant, de facto, un échange, un duo, entre la voix et l’instrument qui se répondent, se complètent, s’opposent, s’anticipent avec une grâce céleste. Troyanos voile légèrement son organe pour accentuer la douceur des mots et suit brillamment les courbes rondes de la clarinette, utilisant de manière très intelligente les silences, les pauses et les variations d’intensité avant un final explosif au panache majestueux mêlant précision et sentiments.

 Le deuxième exemple que j’ai choisi est un trio qui se transforme en duo. Il s’agit du final d’un opéra comique de Richard Strauss (1864-1949) intitulé Der Rosenkavalier dans lequel Octavian (Troyanos), le jeune amant de la princesse Marie Thérèse von Werdenberg (Janowitz), une femme beaucoup plus âgée que lui, tombe follement amoureux de la belle Sophie (Auger), la fille du cousin de la princesse. Si l’intrigue ressemble à un mauvais épisode d’une série à l’eau de rose, c’est sans compter l’humour de l’oeuvre qui joue sans cesse sur le ridicule de la situation et de la noblesse en général. Dans l’épilogue, un trio voit chaque personnage face à ses propre questionnements personnels (l’hésitation sentimentale pour Octavian, l’acceptation de la vieillesse pour Marie, la passion nubile pour Sophie). Au bout du compte, la princesse renonce à son amant et quitte la pièce, laissant les deux jeunes amoureux en extase dans les bras l’un de l’autre. Musicalement, on est au comble de l’harmonie. Rien n’a jamais été écrit d’aussi beau pour trois voix féminines que cet extrait. Les sons forment des entrelacs prodigieux aux accords sublimes avec un souci du détail qui donne le vertige. Le final plonge le spectateur confortablement dans un lit de nuages soyeux aux mélodies pleines de lumière. Cet enregistrement live est le vestige d’une production historique acclamée par les spécialistes comme la meilleure version de l’oeuvre. Un critique du New-York Post, commentant la prestation de Tatiana Troyanos, écrivit à l’époque : “She has a large, warming lyric mezzo-soprano voice with perfect control … her singing of the Trio and the final duet was perfection itself.”

Enfin je voudrais terminer avec le solo baroque “Scherza Infida” du compositeur germano-britanique G. F. Händel (1685-1759). Ariodante, le personnage principal de cette oeuvre éponyme et, par la même occasion, le troisième rôle pantalon de cet article, après une tentative de suicide empêchée par son frère, exprime toute l’amplitude de sa tristesse et de son désespoir. Le style baroque est aussi intéressant à étudier qu’il est difficile à interpréter de façon juste. Basé sur la juxstaposition des extrêmes et la répétition de motifs à outrance pour accentuer le pathos de chaque situation, c’est un genre qui peut, entre de mauvaises cordes vocales, devenir agaçant. Ce que Tatiana Troyanos apporte au morceau, c’est un supplément d’âme et une grande sensualité avec, pourtant, beaucoup de retenue, une combinaison très fragile qu’elle maîtrise totalement. Elle varie ses inflexions de voix, change les syllabes qu’elle met en évidence pour chaque reprise de la mélodie principale avec une telle justesse dans l’émotion qu’on est véritablement subjugué, transporté, sous le charme. Cette version de 1991 (2 ans avant la disparition de la cantatrice) est pour moi un emblème de la personnalité complexe de son interprète qui, malgré sa douleur physique, ne pensait qu’à une seule chose : son art, chanter pour le plaisir des autres, jusqu’au bout…

Mon Club des Cinq, no. 1 : José van Dam

Ce que j’appelle mon Club des Cinq est un groupe de chanteurs lyriques (trois hommes et deux femmes) pour lequels mon admiration est sans limite. Malgré quelques associations, jamais ils n’ont chanté tous ensembles. J’ai donc voulu les réunir symboliquement avec cette courte série d’articles, honorant leurs individualtiés et leurs approches de l’opéra. Le but est aussi d’avancer certaines caractéristiques communes qui, selon moi, représentent les éléments indispensables qui distinguent un bon chanteur d’un grand artiste. Pour accomplir cette tâche, j’ai choisi d’employer trois vidéos pour illustrer au mieux un maximum de concepts. Chaque article de la série comprendra : un morceau composé par Mozart, objet de comparaison entre les différentes voix appliquées à un style commun défini; un duo et/ou un ensemble, l’occasion d’apprécier leurs talents harmoniques et leurs facultés d’écoute; enfin, j’utiliserai un aria spécifique qui permettra d’écouter l’ampleur vocale et technique de chaque individu. En prime, je m’arrangerai pour qu’au moins un extrait sur trois soit un enregistrement live.
Sans perdre de temps, commençons cette nouvelle série avec le baryton-basse belge José van Dam (1940). Natif de la capitale, il entre au Conservatoire Royal de Bruxelles à 17 ans et, quelques années plus tard, il fait une entrée tonitruante sur la scène lyrique européenne à l’Opéra de Paris, incarnant Don Basilio, un personnage du fameux “Babier de Séville” composé par Gioacchino Rossini (1792-1868). Il enchaîne alors les succès en France, puis en Allemagne où ses interprétations de Wagner lui valurent très vite une popularité colossale. Il rencontre alors le grand chef d’orchestre Herbert von Karajan (1908-1989) tombé sous la charme de sa voix, commence alors une relation professionnelle et amicale qui durera plusieurs décennies. Une bonne gestion de son instrument et une série de prix conduisent peu à peu le chanteur vers une carrière internationnale de grande envergure. Son talent de comédien le propulse même dans le monde du cinéma pour une apparition unique mais électrisante. En effet, il devient, en 1988, le rôle principal du film “Le Maître de musique” de Gérard Corbiau (1941), nominé pour l’oscar du meilleur film en langue étrangère. Fait baron par le Roi Albert II de Belgique (1934) 10 ans après, il continue à explorer le répertoire, à s’engager pour des productions nouvelles et à favoriser l’éducation artistique dans notre pays. Ce n’est qu’en 2010 que José van Dam met fin à une carrière menée avec grâce et qui aura duré plus de 50 ans, un record, un exemple.
La première vidéo met en scène notre compatriote dans un extrait live assez intense de l’opéra “Les contes d’Hoffman” signé Jacques Offenbach (1819-1880). On peut y appréciez les talents multiples du baryton-basse dans son interprétation jubilatoire, à la fois comique et glaçante, d’un vicieux docteur possédant certains talents cachés. Il se fond avec harmonie dans le mélange des voix qui occupent la scène. Le timbre de van Dam est bien en place, il varie subtilement le parler et le chanter, se greffe parfaitement aux mélodies étranges et aux décors fantastiques avant de révéler toute sa puissance dans un climax survolté.

Des 5 chanteurs lyriques étudiés, la baron belge est probablement le plus grand spécialiste du répertoire mozartien, ayant interprété à maintes occasions différents rôles de ce répertoire; il a même consacré, à plusieurs reprises, des concerts entiers à ce compositeur. Sa voix chaude et duveteuse, sa technique solide couplée d’une articulation irréprochable et son naturel expressif s’additionnent en une combinaison dévastatrice d’efficacité pour ce genre de morceaux. La preuve par l’exemple avec l’aria suivant, issu du fameux “Don Giovanni”, qui se base sur deux mélodies simples variées avec finesse et surtout interprétées avec intelligence.

Enfin, je terminerai ce premier hommage en utilisant un solo qui constitue, pour ce registre de voix, un véritable exercise de style aux nombreuses demandes, tant sur la forme que sur le fond, tiré de la version française d’une oeuvre écrite par Giuseppe Verdi (1813-1901), “Don Carlo”. Ce monologue repose sur une double réflexion du personnage, un roi mélancholique, qui observe sa jeune épouse endormie : il prend conscience que cette femme ne l’aimera jamais et envie son sommeil, lui qui veille sans cesse, insomniaque et fatigué de sa vieillesse, rêvant le pouvoir de Dieu à connaître le coeur des hommes. Une cavalcade de sentiments qui n’ont jamais été délivrés avec tant de passion, de tristesse et de vérité qu’à travers la version ci-dessous. On entend les moindres recoins de cette âme troublée qui exprime ses plaintes au coeur de chaque note. José van Dam est au sommet de son art, brillant, léger, sombre, une ligne de velours se déployant illuminée de science et de tendresse.

Série « un artiste – un concerto », no. 3 : Mozart conjugue la harpe et la flûte

Le siècle des lumières en Europe était particulièrement régi, en société, par la distribution des rôles au sein des cours et des palais. Quel était celui d’un compositeur et comment vivait-il ? Principalement de trois activités : l’écriture d’oeuvres sur commandes faites par la noblesse ou la bourgeoisie (et autres formes de mécénat), l’enseignement de la musique auprès des plus fortunés et, enfin, les retombées économiques du succès d’une composition à l’autre (encore fallait-il que les morceaux plaisent). Pour s’assurer un train de vie confortable, le musicien du 18e siècle devait travailler assidument, produire un maximum d’oeuvres en un minimum de temps, comme un auteur qui serait payé au paragraphe. C’est dans ce contexte que Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) écrivait; et on sait à quel point le jeune artiste a conservé un rendement surnaturel tout au long de sa vie bien trop courte. L’argent, il le dilapidait en boissons et plaisirs, en caprices, et son besoin était, en toute logique, constant. Sa méthode de travail était influencée par ce facteur à un point que vous n’imaginez peut-être pas. L’homme pensait, dormait, mangeait, respirait la musique à chaque instant, il confia dans plusieurs lettres qu’il aimait à composer dans sa tête au cours de longues promenades en solitaire; à émettre des idées, se les siffloter en marchant d’un bon pas, et de revenir les rédiger en partitions le plus vite possible, perfectionnant en cours d’écriture les détails plus techniques de son travail, le tout pour une efficacité redoutable. Stylistiquement, Mozart est une figure emblématique du courant classique, une atténuation des excès baroques, aux formes musicales simples mais rigoureuses (parfois strictes et ennuyeuses); cependant il serait réducteur d’en faire un archétype de ce genre-là. On note, en effet, une rapide progression dans la prise de liberté formelle chez le jeune musicien, sa maîtrise incomparable des techniques d’écriture ont favorisé, à mon avis, cette caractéristique. C’est à lui qu’on doit la réémergence de certaines complexités baroques qu’il a su modérer par son professionnalisme esthétique, parvenant, de façon subtile et brillante, à mélanger les genres pour créer une musique nouvelle, reconnaissable parmi toutes. Il explorait, dans les moindres détails, les divers moyens d’expression sonore, transformant les messes en chef-d’oeuvres, révolutionnant les morceaux de plaisances comme les divertimenti ou les sérénades, etc, etc. Rien ne pouvait entraver son génie, un raz-de-marée original. Pour condenser, en termes simples, la signature musicale de Mozart, le mot sensualité est le plus fréquemment employé chez les experts et ce à juste titre. L’écouter est une expérience sensorielle complète, les notes sont si minutieuses qu’elles titillent chaque centimètre de peau et gonflent l’esprit de miel, c’est une jouissance de l’âme toute entière. Outre les mélodies, c’est véritablement la perfection, la science avec laquelle sont organisés les instruments, qui donne ce côté divin à l’écoute. Pour ma part, j’ai toujours comparé la méthode mozartienne avec la technique d’écriture de Gustave Flaubert (1821-1880), j’y trouve des talents parallèles et, surtout, une recherche similaire : procurer l’émotion par l’exactitude et le rendu esthétiquement parfait de choses très simples, la beauté du concret, la vérité dite avec le recul mais sublimé par l’art; ils sont, l’un comme l’autres, des orfèvres du normal, ce qui les rend superlatifs à mes yeux. Maintenant que j’ai énoncé tous les faits qui précèdent, place à l’oeuvre d’illustration. Il s’agit du concerto pour flûte et harpe K. 299 composé en Avril 1778 à Paris*. Je peux me tromper mais il me semble qu’aucun artiste n’a essayé de marier ces deux instuments pour un concerto depuis. Pourtant ils se conjugent avec harmonie, en tout cas, sous la direction de Wolgang Amadeus Mozart, ils semblent faits l’un pour l’autre. Le premier mouvement s’ouvre sur une courte phrase qui enchaîne avec l’orchestre introduisant, à la suite, les deux thèmes principaux de cette partie, le deuxième est délivré par un cor. Ce duo segmentaire est repris par la flûte et la harpe en suivant les règles classiques de construction, exposition et récapitulation fixées en Allemagne au début du siècle. Malgré cette rigidité structurelle, le charme opère avec une finesse incomparable, en particulier au cours d’échanges habilement millimétrés entre les solistes. Arrive ensuite le second mouvement, un andantino qu’il est presque impossible de décrire. Pour rendre justice à une musique pareille, il faudrait utiliser tous les plus beaux adjectifs créés par l’Homme dans chaque langue et chaque dialecte. Introduit par les cordes, la mélodie éclot avec lyrisme sur un thème romantique, doux et langoureux qui est varié de plusieurs façons, c’est comme regarder un esprit aquatique et souple qui exécute une chorégraphie fluide en suspension dans l’air. Cet extrait particulier a fait l’objet d’une scène magnifique dans la pièce de Peter Shaffer (1926) et son adaptation cinématographique, Amadeus. L’intrigue, oppose Mozart à son contemporain Antonio Salieri (1750-1825), jaloux du talent immaculé qu’arbore son rival. Au cours de la scène en question, Salieri explique, entre la rage et l’admiration, son ressenti au moment de lire certaines partitions incomplètes du jeune prodige : “And music finished as no music is ever finished. Displace one note and there would be diminishment, displace one phrase and the structure would fall. It was clear to me, that sound I had heard in the Archbishop’s palace had been no accident. Here again was the very voice of God. I was staring through the cage of those meticulous ink strokes at an absolute beauty; qu’ajouter si ce n’est que le dernier mouvement correspond à cette analyse ? Cette partie fonctionne comme une sorte d’arc, les quelques notes ouvrant l’ultime section sont réutilisées par le compositeur dans la cadence finale avec grand effet, c’est un poème aux rimes embrassées qui virevolte sans anicroches, sans harmonies mal placées; le silence qui suit l’écoute peut revêtir, pour les amateurs fanatiques, des allures de cigarettes post-coïtales, pour les autres, juste une extrême satisfaction. A la prochaine.
* Petite anecdote amusante : C’est Adrien-Louis de Bonnières, Duc de Guînes, qui est à l’origine du projet. Flûtiste accompli, sa cadette prenait des cours de harpe auprès du génie expatrié. Le Duc avait commandé à Mozart une oeuvre pour lui même et une autre pour sa fille mais l’artiste connaissait la réputation de mauvais payeur qui entâchait de Bonnières et, par conséquent, il prit la liberté de lui vendre un forfait deux en un pour gagner du temps.

Série “un artiste – un concerto”, no. 2 : Glazunov succombe au saxophone

Le chauvinisme et ses règles pernicieuses voudraient que je commence mon article par une apologie de notre pays et de son apport colossal aux musiciens du monde entier lorsque le 21 Mars 1846, à Paris, le très belge Adolphe Sax fit breveter une invention baptisée d’après son patronyme auquel l’homme avait adjoint, pour faire simple et harmonieux sans doute, le suffixe “ophone”; autrement dit, le saxophone, les indices étaient assez évidents (surtout la mention dudit instrument au bout de mon titre). Mais il n’en sera rien, c’est promis ! A la place, je préfère vous raconter comment le compositeur russe Alexander Glazunov (1865-1936) a découvert, sur le tard, cet objet fabuleux. Alors un musicien respecté dans son pays, Glazunov avait entrepris une série de voyages à travers l’Europe dés 1928 pour, enfin, s’installer à Paris. C’est à partir de cette période qu’une série de maladies et autres problèmes physiques écrasèrent véritablement son mode de vie. Impossible, par exemple, de rejoindre la terre natale où, par ailleurs, le régime soviétique exerçait un contrôle toujours plus autoritaire sur la musique et ses praticiens dont les œuvres devaient, à tout prix, rentrer dans un moule nationaliste validé par le Kremlin, faute de quoi l’auteur était sanctionné. Voici donc notre compositeur, terriblement diminué, en fin de vie, mais libre de s’exprimer comme il le souhaite. Et justement, ce concours de circonstances a été crucial pour l’existence même de son “concerto pour saxophone, op. 109″ ! Il faut savoir que l’instrument, à cette période, était soit considéré comme barbare pour ceux qui voyaient d’un mauvais œil l’ascension du jazz, soit labellisé comme un jouet bourgeois réservé aux classes moyennes fortunées et, du coup, désapprouvé par le gouvernement de Staline et sa moustache prolétarienne. Or, Alexander était tombé en admiration pour ce nouveau moyen d’expression sonore, tant et si bien qu’il écrivit un quartet pour saxophones; l’expérience est racontée dans une série de lettres adressées à plusieurs de ses amis auxquels il expliquait cette passion mais aussi son état de santé inquiétant. Le succès du quartet en Europe de l’Ouest et dans les pays nordiques fit naître un enthousiasme brûlant teinté d’opportunisme chez Sigurd Rascher (1907-2001), un saxophoniste danois qui pressa l’exilé soviétique d’un lobbying plutôt agressif, lui commandant une nouvelle incursion dans ce répertoire. De fil en aiguille, Glazunov se mit à composer l’œuvre demandée, un concerto. Impatient d’écouter le résultat, il travaillait de longues heures et acheva son opus en un délai record. Malheureusement pour lui, le destin avait choisi qu’il n’entendrait jamais le morceau terminé; il mourut le 21 mars 1936, quelques jours avant la représentation. Parlons maintenant du compositeur lui-même et de son style. Naturellement doué d’une mémoire auditive phénoménale, Alexander Glazunov peut être considéré comme un artiste paradoxal. D’abord influencé par le style russe qui rejetait l’académisme formel occidental, il s’est progressivement adapté aux canons allemands et français. Ses compositions plus matures montrent un genre mixte très fluide avec une pureté contrapuntique* assez rare pour l’époque et fortement orientée vers de justes harmonies très maîtrisées au sein de l’orchestre. Tous ces éléments se retrouvent dans le concerto que je vous propose. Le saxophone y est uniquement accompagné de cordes. Aucune pause ne distinguant les trois mouvements du travail, il glisse d’un sentiment à l’autre via de subtiles transitions. L’ouverture est un court segments très lisse des cordes qui sont reprises par le soliste. La mélodie est agréablement profonde, exposée de manière professionnelle sans céder pour autant au conformisme ennuyeux. Les notes sont chaudes et montrent toute l’étendue des sons différents que peut produire un saxophone, lui qu’on rattache systématiquement au blues et aux ambiances feutrées. Exit les bars aux lumières froides remplis de fumée, adieu la catégorisation perpétuelle; l’instrument libéré est ici tantôt joyeux, tantôt triste, parfois taquin, parfois solennel; il développe une palette incroyablement vaste d’impressions. En se laissant bercer, les yeux clos, on peut s’égarer dans quelques visions bucoliques, c’est un vagabondage émotionnel perclus de finesse. Charmante, souple, la métamorphose élégante et ciselée illustre bien la recherche de cet artiste qui voulait exprimer son amour de la musique par la précision et la virtuosité formelle, mission accomplie avec ce glorieux plébiscite à savourer sans modération. A plus tard amis lecteurs.
*Contrapuntique est un adjectif relié à une technique d’écriture musicale appelée le contrepoint (n’hésitez pas à utiliser google pour des informations plus précises).

Série "un artiste – un concerto", no.1 : Beethoven magnifie le piano

Ce n’est pas un avis documenté, plutôt la sensation d’une expérience accumulée qui m’invite à commencer cette nouvelle série d’articles. Il m’est apparu que la manière dont un compositeur écrit un concerto capture avec justesse sa recherche artistique générale ou l’essence de son imagination. La forme en question met en avant un nombre limité d’instruments, le plus souvent même un seul, au sein de l’orchestre qui l’accompagne, il s’agit d’en explorer au maximum la moindre possibilité sonore. Un exercice comme celui-ci demande à la fois précision, originalité et profondeur. Pour moi, ces conditions font ressortir le caractère de l’auteur et son rapport avec tel ou tel outil musical. Quelle formidable occasion pour explorer trois sujets qui me passionnent : la signature délicieusement reconnaissable de mes compositeurs préférés, la richesse de style au coeur du répertoire classique et, enfin, les coutumes linguistiques de cet art exhaltant grâce à une seule catégorie d’oeuvres. Comme le suggère le titre, j’ai voulu commencer sans retenue par un très gros morceau, difficile de faire autrement avec Ludwig van Beethoven (1770 – 1827) et encore moins quand on écoute son concerto pour piano no. 5, op. 73 “Empereur”, écrit en 1808. Contrairement à ses 4 prédécesseurs, le morceau ne fut pas interprété par l’artiste lui-même qui était, par ailleurs, un pianiste virtuose, pour la simple et bonne raison qu’en 1811, au moment d’inaugurer cette nouvelle production, Beethoven éprouvait déjà plusieurs graves symptomes d’une surdité complète à venir*, ce qui était particulièrement domageable pour une performance réussie. On le sait, ce compositeur est une des figures les plus importantes de l’histoire de la musique. Outre ses qualités techniques et son indéniable talent, il fut la principale transition du classicisme au romantisme dans ce domaine artistique exigeant. Si l’homme s’inscrit, bien sûr, au coeur d’une évolution continue, il occupe malgré tout une place à part, celle d’un véritable pionnier. En effet, une imagination géniale et un désir perpétuel de repousser, toujours plus loin, les frontières du monde musical, ont fait de lui un géant. Au cours de cette période surtout, entre 1803 et 1813, Beethoven affrimait avec chaque nouvel opus, une signature de plus en plus personnelle; ses maîtres mots : innovation, sentiments et variété. Il voulait tant révolutionner l’expression mélodique, tant perfectionner son style, y mettre du ressenti, oser l’experience de sonorités plus intimes à grande échelle, qu’inévitablement ses oeuvres, en plus d’obéir à une inspiration de base, portent la trace indélébile de ces différents aspects. Le concerto présenté ici comporte un grand nombre de nouveautés formelles dont je vous épargnerai la description, ne vous affolez pas; mais il reste pertinent pour vous de le savoir. Le matériel mélodique développé présente une grande étendue, motifs, thèmes, arrangements, variations, de nombreux changement de clefs, le tout formant un bloc compact et dense. Avec éclat, le morceau s’ouvre, pétulant, le piano effectue, d’emblée, une triple glissade soutenue par la stricte cadence de l’orchestre en contrepoids avant que l’exposition thématique du mouvement ne se dégage entre fraîcheur et robustesse. C’est une sorte de chevauchée gracieuse emprunte d’une tendresse admirable; les différents motifs sont installés puis donnent lieu à une exploration sans borne, chaque ensemble mélodique est trituré, changé, sublimé; flottant de l’un à l’autre sans la moindre anicroche, le premier mouvement s’étire ainsi pendant près de 20 minutes (ce qui était très rare à l’époque). Il en ressort un tel brio et, en même temps, une telle facilité, qu’on est véritablement submergé par ces notes opulentes, elles se poursuivent majestueusement vers un final limpide. La magnitude et la puissance héroïque de cette partie offre un contraste prodigieux avec la douceur qui s’ensuit. En effet, Beethoven enchaîne avec un adagio** qui sonne presque comme une friandise mélancolique, la transition est simple, divine. Je manque cruellement de superlatifs pour effleurer de mes mots la somptuosité attachante de pareilles minutes. Le mariage des instruments évoque la quiétude, une harmonie qui atteint son apogée lorsque tout l’orchestre reproduit une ambiance faite de murmures coulissants. L’oeuvre s’enchaîne, brillament, sans pause, avec le dernier mouvement. L’ingéniosité du compositeur est au zénith, il nous offre une explosion de classe étourdissante. Un court duo entre les timbales et le piano nous embarque enfin vers une conclusion triomphale. Ludwig van Beethoven voulait créer un nouveau dialogue avec la musique, il inventait de nouveaux codes pour ce langage universel avec passion; son zèle et son génie s’imposent dans ce concerto éblouissant, la magie opère et retentit, un accomplissement voué à l’éternel. A plus tard chers lecteurs.
* Les premiers signes de la surdité progressive de l’artiste sont apparus dans les années 1790.
** Un adagio désigne un mouvement de musique classique au tempo plus ou moins lent.

 

L’intimité du chaos

1896 marque l’apparition d’un nouveau mot dans tous les dictionnaires, c’est aussi le début d’une révolution scientifique qui continue de fasciner et de susciter le débat aujourd’hui. Je veux, bien entendu, parler de la psychanalyse, invention, tout au moins dans le sens sémantique du terme, attribuée à un certain Sigmund Freud (1856-1939). Le concept fondateur de cette discipline est le subconscient, elle se concentre sur l’investigation du psychisme pour soigner les pathologies mentales. On cherche chez l’individu des réponses à ses problèmes par l’analyse dans le but de pouvoir interpréter l’insu, les voluptes insondables de l’esprit humain. Là, en principe, c’est le moment où vous vous dites : “pourquoi parle-t-il de ça ?”, et vous n’avez d’ailleurs pas forcément tort. Quels sont mes motifs ? Je me prépare en ce moment à vous livrer une explication tordue mais justifiée; en plus d’être, à présent, devenue capitale afin de ne pas trop passer pour un imbécile. C’est que la psychanalyse a un rapport plus ou moins direct avec le morceau traité dans cet article. Il s’agit de la Symphonie no. 4, op. 63 écrite par le formidable compositeur finlandais Jean Sibelius (1865-1957) au cours de l’année 1911; ce morceau est souvent considéré comme le plus énigmatique jamais écrit par l’artiste. A cette époque, après un démarrage tonitruant et controversé sur la scène des maladies psychologiques, les concepts du docteur Freud connaissaient une immense popularité, mais plus encore que la discipline proprement dite, c’est toute l’ambiance idéologique de cette période qui jouèrent un rôle déterminant pour l’écriture de cette œuvre singulière. Dans l’ombre du romantisme, cette nouvelle approche individualiste de l’être, prologue des excès que nous connaissons actuellement, allait, en effet, se matérialiser dans la société par une nécessité active d’expression de soi, par un besoin grandissant d’introspection. En art, c’est le courant expressionniste, dans lequel s’inscrit l’objet de notre étude, qui représente au mieux cette tendance. Dans ce cas de figure, commenter le morceau doit s’établir sur une recherche de ce que l’auteur a essayé de dire; il faut le comprendre et donc se poser la question suivante : quels sentiments a-t-il voulu transmettre par l’utilisation de son propre dialecte musical ? Pour y répondre, je me suis plongé dans le chaos indescriptible qui rôde au cœur de l’intimité secrète de chaque artiste, grâce, d’une part, à plusieurs analyses professionnelles et, d’autre part, à mon interprétation du contexte général de la composition via quelques commentaires de Sibelius lui-même. Le début du 20e siècle fut évidemment marqué par la première guerre mondiale, une explosion sanglante conditionnée par les tensions du nationalisme exacerbé qui grouillait partout en Europe; un climat angoissé, radical, traduit en art par toutes sortes de nouvelles tendances orientées vers l’extrême et le conceptuel, parfois au mépris de la simplicité; une recherche d’idées qui se terminait bien souvent sur des productions sans âmes. Face à cette loi de la monumentalité, du neuf catégorique, le compositeur Jean Sibelius, se sentait probablement  un peu victime, ébranlé, perdu au milieu d’une gigantesque cacophonie. Outre cet aspect purement artistique, la vie du compositeur avait été menacée au même moment par une tumeur à la gorge qui nécessita une chirurgie importante. C’est donc un homme tourmenté qui s’est mis au travail en Novembre 1910 ; il voulait se surpasser, combiner le modernisme avec une structure musicale strictement parfaite; être original en conservant les règles de son art. On peut donc en déduire que sa composition procède de plusieurs besoins personnels : s’exorciser de la maladie, vaincre ses doutes et faire une déclaration esthétique complexe, opposer une résistance au vacarme gesticulant qui l’envahissait. A la première, public et critiques furent incapables d’exprimer la moindre opinion sur cet ovni et la même réaction se répéta encore et encore à chaque performance. Son auteur était satisfait, ajoutant des années plus tard : “ce travail représente une part importante de ma personnalité”. De nos jours, la  Symphonie no. 4 de Sibelius est considérée comme une réussite majeure et un point crucial dans l’histoire de la musique au 20e siècle. Tout commence par une plongée lugubre vers des profondeurs inconnues et plutôt inquiétantes, un violoncelle articule le thème principal du premier mouvement, une plainte étiolée reprise par l’ensemble des cordes. Peu à peu l’orchestre s’anime en plusieurs développements du motif avec une évidence remarquable sous la menace des cuivres; le morceau prend une tournure plus apaisée, une sorte de flottement indéterminé entre calme et tension. Le jeu sur les antonymes musicaux et les impressions opposées assure un effet d’incertitude qui est habillement employé à travers un assortiment d’harmonies majestueuses, comme une idylle naturaliste instable qui s’emballe pour mieux être subitement écrasée par une force ténébreuse; s’éteignant par après sur le motif altéré des quatre notes initiales. Le second mouvement prend une tournure beaucoup plus enjouée, s’ouvrant sur un dialogue naïf entre un hautbois et les cordes à l’unisson, cette section prend ensuite le contrôle du morceau, une mélodie innocente qui progressivement s’enfonce dans une tonalité plus grave, une noirceur subtile perturbant la joie apparente qui régnait jusque là. Encore une fois, Sibelius installe une opposition entre ombre et lumière; il précisa d’ailleurs à son beau fils, lors d’une conversation privée, que le thème du second mouvement était comme perverti, diabolisé par les échos sous-jacents de l’orchestre. Pas le temps de s’acclimater car, déjà, l’artiste enchaîne avec la troisième partie du morceau; la plus lente et originale de l’ensemble. Un thème y est révélé progressivement, on dirait presque le résultat d’une improvisation brumeuse; un long chemin de mystères ondoyants qui soulève chaque groupe instrumental par des vagues incertaines; une émotion dramatique est distillée plus ouvertement au fur et à mesure sans qu’on puisse jamais en comprendre toute la signification; le tout s’achève en catimini avec pudeur et simplicité. Le dernier mouvement s’élance avec la même impression bucolique et enfantine exposée dans le second. Mais ici, le tempo augmente et, avec lui, les différentes sections de l’orchestre se répondent l’une à l’autre avec une intensité croissante. La couleur s’assombrit à nouveau. Un retour au paradis perdu de l’innocence oubliée est-il possible ? Il se maintient quelque peu dans la musique avant de se faire consumer par l’angoisse comme un cancer de l’âme qui gronde et, tordu, se contracte. Le final est une descente abattue, une route vers le néant. Les bois, les cordes, un souffle. Et puis, plus rien. C’est une œuvre grandiose par son économie de moyens, dépouillée, sans excès inutiles et cependant emprunte d’une sensibilité touchante. J’y trouve du sens, une texture ciselée emprunte de philosophie ; fatale, résignée mais indispensable. Alors que voulait-il dire ? Plusieurs mois après avoir fini son écriture, dans une conversation avec le peintre, écrivain et dramaturge August Strindberg (1849-1912), Sibelius évoqua la  Symphonie no. 4 en une simple phrase : “qu’il est misérable d’être humain”; rien d’autre…

The sounds of silence…

Bedřich Smetana 2

Bedřich SmetanaLe 12 Mars 1883, un compositeur sourd et gravement malade boucle son quatuor à cordes no. 2 après un an de travail et de nombreuses difficultés. Le compositeur en question se nomme Bedřich Smetana (1824-1884), un homme patriote qu’on appelle aussi le père de la musique tchèque. Il donne les clefs d’interprétation de son oeuvre lui même, “il (le quatuor) représente le tourbillon de musique chez une personne qui a perdu la faculté d’entendre”. Et c’est bien avec cette idée à l’esprit qu’on doit appréhender cette oeuvre particulière et difficile à comprendre fondamentalement car sa structure est assez étrange, voire fuyante. Je vous propose donc de parcourir le morceau comme des touristes au milieu d’un musée de sons intérieurs.

C’est un escalier sombre et frénétique qui nous ouvre les portes du quatuor. Ensuite des phrases mélodiques s’enchaînent sans grande cohérence vers un premier choc de notes, elles crissent et avalent l’espace autour d’elles. C’est en fait une alternance de courses ahuries et de pauses sans repos. Peut-être le thème principal du premier mouvement vous rappellera-t-il la bande son d’un film romantique au moment où le héros décide de ne pas abandonner son amour et se précipite, enfiévré, pour rejoindre sa belle. Le tout s’apaise en quelques secondes dans une tendre paresse. Le deuxième mouvement reprend avec rythme de façon enjouée. Il m’évoque quelque balade dans le vert de la campagne sous l’azur d’une après-midi d’été. A un certain point, une suite de sons, d’harmonies ininterrompues, évolue avec grâce, comme un arrêt sur image, une suspension. Le temps du morceau s’arrête avant une reprise montante remplie d’émotion juste et forte. Après ce petit passage, l’œuvre reprend son cours dans l’indétermination. C’est triste, c’est gai, c’est une sorte de mélancolie souriante sans

paysage

prétention, sans discours complexe. Juste une image sonore dépourvue d’excès. C’est à ce moment précis que Smetana déverse le fameux tourbillon qu’il évoquait. Les cordes s’emballent brièvement. Ici, l’expression de la nostalgie et de la douleur prévaut sur le reste. On peut presque sentir le mélange de colère et d’angoisse imposée par le destin tragique qui s’abat sur l’artiste. Un musicien à la fois privé de sons et victime de ceux que son esprit lui impose. Ce tourment dure jusqu’à la fin du morceau mais prend différentes formes. Le résultat c’est qu’on traverse, le coeur à la gorge, des minutes entières de beauté, de faiblesse rongée, de rêve aussi. Le dernier mouvement conclut en répétant les divers états qui nous sont proposés avec confusion. L’épique final nous arrache un sourire compatissant ou une émotion timide. Une chose est certaine, on ressort changé de cette visite musicale de qualité; transporté, touché.

A la prochaine mes chers lecteurs !

Roméo et Juliette

La fameuse pièce de génie écrite par le grand William Shakespeare (1564-1616) a été le sujet d’innombrables adaptations et influence encore aujourd’hui la plupart des grands récits d’amour. Pourquoi ? Sans doute parce que Roméo et Juliette est l’essence fondamentale de la passion dans un esprit de sacrifice pour l’être aimé, sans retenue, aucun obstacle ne peut se mettre en travers des sentiments du jeune couple, pas même la mort. En musique classique il me semble qu’une oeuvre en particulier traduit à merveille le coeur de cette tragédie légendaire et c’est l’adaptation composée par Pyotr Ilyitch Tchaikovsky(1840-1893) dans le courant de l’année 1869 (il modifia encore son travail plusieurs fois avant la version définitive de 1880). L’histoire de cette ouverture-fantaisie pour Roméo et Juliette et de son écriture est particulièrement intéressante. Selon des informations émanant de Modest Tchaikovsky, le benjamin du compositeur, et d’autres proches, Pyotr, alors professeur au Conservatoire de Moscou, était tombé sous le charme d’un ancien camarade de classe, un certain Vladimir Gerard. Bien qu’il soit impossible  d’établir une corrélation absolue entre ce coup de foudre et la musique écrite à cette période là, j’aime penser que ce contexte magnifie l’amplitude romantique du morceau.

Et quel morceau ! Si le monde de la critique mit du temps à le reconnaître, cette oeuvre est désormais considérée par beaucoup comme un chef d’oeuvre et garde une popularité inébranlable à travers les salles de concert du monde entier. Tchaikovsky commence par introduire avec des bassons une ambiance pesante, description des rues de Vérone sous la lune, un prologue qui s’étend aux cordes, puis au cuivres. C’est comme écouter le rideau qui se lève sur une scène où seul le drame attend le spectateur. La trame se dessine. Brusquement alors le thème du conflit entre les Montaigus et les Capulets fait une apparition flamboyante, avant une pause, ensuite c’est un véritable tumulte vrombissant qui saute avec frénésie d’une section de l’orchestre à une autre. On entend la rage sanglante des haines ancestrales. Ensuite la tempête s’éteint pour laisser place à l’une des plus belles mélodies d’amour jamais composées. C’est la rencontre des amants, le premier baiser. “- Ne bouge pas tandis que je recueil le fruit de ma prière. (il l’embrasse) Tes lèvres sur les miennes ont lavé mon péché. – Alors mes lèvres portent le péché qu’elles t’ont pris. – Le péché de mes lèvres ? Quelle douce tentation. Rends-moi mon péché (il l’embrasse encore)”.  Et la divine scène du balcon où chaque réplique est plus belle que la précédente;  tous ces mots, ces soupirs, ces gestes, tout est contenu dans quelques minutes de musique. Un travail d’orfèvre, une évocation parfaite. Mais on connait le destin cruel qui encercle l’union de nos tourtereaux. Le thème des rivalités familiales revient, les nuages s’amoncellent inlassablement. Bientôt les premières goûtes de sang, celles de Mercutio puis de Tybalt. Romeo est banni. Ce moment est bref et violent et conduit tout droit au plus grand coup de génie du compositeur concernant cette production. En effet, Tchaikovsky récapitule la mélodie de l’amour mais, plus question à présent de décrire les échanges innocents, les mots doux. Place à la mise en abîme de l’étreinte passionnelle, de la sensualité. C’est l’amour torride des corps qui est ici traduit par un climax à la fois fougueux et tendre, poétique et sexuel, chaque note est enfiévrée de désir. C’est l’extase .Mais le compositeur n’est pas en reste. Il veut aller plus loin. Et il réunit alors les deux thèmes principaux pour une véritable explosion musicale d’une intensité incendiaire. Tout s’enchaîne soudain, dégringole. On entend le glas qui sonne l’apogée misérable et fatale de Roméo par le poison : “Viens, guide amer, viens, répugnant nocher, pilote désespéré  précipite à présent sur les rocs écumants ta barque fatiguée,  malade de la mer. Je bois à mon amour ! Honnête apothicaire, ta drogue est rapide. Ainsi, dans un baiser, je meurs”; et le suicide désespéré de Juliette : “O dague bienvenue, voici ton fourreau. Rouille en ce sein et donne moi la mort.” Enfin, en un dernier élan, le morceau se termine par une montée céleste, brillante de clarté pour peindre avec grâce la réunion dans la mort des amants maudits.
A bientôt.

Psychose

Les sons du désordre mental…

Le compositeur Robert Schumann (1810-1856) a vécu la fin de sa vie harcelé par le délire. L’origine des troubles psychiques dont il faisait l’objet reste débatue à nos jours et le mystère demeure complet. Toujours est-il que ce trouble lui rongea l’esprit si bien que Schumann se laissa dépérir avant de succomber un 23 juillet, victime de ses démons intérieurs. Les symptômes comportaient des hallucinations terrifiantes, des pertes de mémoire et même des crises de violence, d’une façon générale une grande confusion mentale. Ces divers affections se révélèrent quelque temps avant son admission volontaire dans une institution psychiatrique et se percoivent dans ses dernières oeuvres. Notamment celle que nous allons etudier aujourd’hui, la symphonie incomplete woO 29, “Zwickau”. Elle consiste en deux mouvements qui vont nous permettre d’entendre ou de percevoir l’esprit du musicien non pas à travers sa composition mais à l’intérieur d’elle, à la source de son imagerie.

Une phrase bouffie d’inquiétude et brusque imprime une ambiance suffocante et caverneuse au morceau, un hautbois enchaîne avec une légère plainte désespérée qui se perd dans le tumulte mélodique de la suite. L’artiste est seul au milieu de ses visions hurlantes. Dés les premières minutes on vogue en eaux troubles, la construction est chaotique, les instruments s’échangent des bribes musicales dans un tourbillon inconstant, semé de fausses pistes. A plusieurs endroits des groupes se désolidarisent, image prenante d’une âme tourmentée, divisée. Les élans s’enchaînent en cascade sans le moindre répit sur un chemin interminablement pavé d’effroi. La musique se change en une masse difforme avant de s’interrompre avec force.

La deuxième partie débute sur des bases plus noueuses encore, comme un serpent ambigu. Les visions dansent et si le ton est plus enlevé, il conserve une dose d’angoisse qui se transforme ça et là en terreur glaçante. La frénésie s’empare de la ligne mélodique qui court hagarde dans tous les sens. Toujours des dissonances apparaissent, un cor qui résonne brusquement, des thèmes surgissant des cordes, les bois qui s’alarment. Plus on avance plus la symphonie est éprouvante, comme un cauchemar duquel on ne parvient pas à sortir. On s’enfonce dans les abysses horrifiques de la folie, une psychose bouillonnante. Le dernier climax délivre un flot rugissant de peine désordonnée où grouille une épouvante acharnée, une détresse incommensurable. Enfin tout s’arrête, se suspend, se fige dans le malaise…

Il est saisissant de constater comme la connaissance d’un contexte peut illuminer une oeuvre artistique d’une manière totalement nouvelle et surprenante.

Si l’analyse du morceau n’en reste pas moins une interprétation personnelle et contestable, elle confère une dimension spéciale à l’écoute qui selon moi l’enrichit, l’humanise dans sa complexité. J’espère donc vous avoir permis d’appréhender la musique de Schumann dans une démarche singulière, une recherche empathique au plus profond de votre mélomanie.
A bientôt.