Mon Club des Cinq, no. 2 : Tatiana Troyanos
08 Fév 2014

Mon Club des Cinq, no. 2 : Tatiana Troyanos

Comme vous l’a peut-être soufflé son patronyme,

08 Fév 2014

Comme vous l’a peut-être soufflé son patronyme, Tatiana Troyanos est un doux mélange de cultures. Née en 1938 à New-York d’un papa grec, ténor à ses heures perdues, et d’une maman allemande, soprano sur les bords, juste à côté du Lincoln Center (la maison du Metropolitan Opera), notre future cantatrice semblait prédestinée à une carrière musicale dès sa mise au monde. Après le divorce de ses parents, très jeune, Tatiana étudie le piano, puis le chant, bien qu’elle trouve sa voix trop lugubre pour en faire un métier. A l’aube de ses 16 ans, un professeur de la Brooklyn Music School l’entend  au milieu d’un choeur et c’est comme un révélation, il met donc tout en oeuvre pour savoir jusqu’où cette voix originale est capable d’aller. Plus tard, elle entre à Julliard, la grande école d’art new-yorkaise, pour y étudier les mécanismes de la voix en compagnie d’Hanz Heinz (1930) et obtient son diplôme en 1963, elle a 25 ans. La même année, Tatiana obtient son premier rôle au New York City Opera pour la production américaine d’un opéra de Benjamin Britten (1913-1976) avant de partir gagner de l’expérience et de la technique pendant une longue tournée européenne où elle se familiarise avec des oeuvres complexes aux styles très variés. Au festival d’Aix-en-Provence de 1966, elle explose dans Ariadne of Naxos de Richard Strauss (1864-1949) où elle incarne le compositeur du prologue (le premier d’une série de “trousers roles” ou rôles pantalons, désignant des personnages masculins joués/chantés par une femme – anciennement confiés aux castrats – , qui constituèrent plus tard sa marque de fabrique). Elle enchaîne alors les succès dans chaque ville qu’elle visite de Londres à Zurich en passant par Amsterdam, Milan, Paris, etc, etc. Au début des années 70, forte de son répertoire élargi et de bonnes critiques, elle revient aux U.S.A. pour une suite triomphale de perfomances dans les plus grandes salles du pays. A partir de 1976, elle se joint à la compagnie du Metropolitan Opera avec laquelle elle diversifie encore ses prestations, enchaînant les nouveaux rôles sans relâche, sans la moindre faille, toujours au meilleur niveau. C’est aussi à partir de là qu’elle se voit proposer de nombreux enregistrements dont certains restent cultes auprès des amateurs d’art lyrique (comme son interprétation inimitable de Carmen ou son Anita dans West Side Story). Tout au long de sa carrière, elle chantera avec les plus grands artistes de son époque, multipliant les amitiés, les hommages, les cachets. Au milieu des années 80, la cantatrice se fait diagnostiquer un cancer du sein qu’elle cache à tout le monde. Les traitements à répétitions l’affaiblissent mais elle continue pourtant de vivre selon son rythme de star bousculée, selon un emploi du temps chargé. Aucune relation professionnelle, aucun collègue ne saura jamais rien de sa maladie qu’elle ne veut pas rendre publique pour continuer à travailler, encore et encore, pour profiter de sa passion. Elle chantera jusqu’à la fin, refusant de se reposer, de s’interrompre. L’été 1993, ses médecins lui annoncent que son cancer s’est métastasé au foie, elle est condamnée. Elle termine malgré tout sa saison. Tatiana Troyanos décède le 21 Août 1993 à l’âge précoce de 54 ans, après avoir chanté toute sa vie pour le public, jusqu’au bout, signant sa dernière performance deux heures avant de mourir afin d’illuminer les autres patients de sa voix sublime qui s’éloignait déjà vers les cieux…

La mezzo-soprano américaine possédait une voix très caractéristique et particulièrement expressive. L’alternance entre la douceur et la force brute selon une ligne vocale très large aussi à l’aise dans les aigus que dans les graves lui a donné accès à une palette très variée de rôles différents. Elle a chanté dans tous les styles avec autant de puissance et de justesse : classicisme, bel canto, romantisme italien, versisme, rôles wagnériens, rôles modernes, jazzy, chants religieux, tout fonctionnait. En plus de pouvoir aborder techniquement chaque genre sans véritables difficultés, elle apportait un souffle neuf, une interprétation unique aux sonorités très originales, à toutes ses performances, métamorphosant certains rôles “mineurs” ou “usés” pour un nouveau regard, très personnel, dans l’intimité psychologique des personnages grâce, notamment, à son puissant vibrato d’une limpidité, d’une souplesse inimitable. Cet investissement était incroyable à voir sur la scène, bien-sûr, mais, plus frappant encore, il pénétrait même ses enregistrements studios qui, en matière d’opéras, sont souvent trop dévoués à la justesse technique et à la l’analyse de la partition sans vraiment s’attarder sur la vie et les émotions, non pas sous-jacentes, mais comme origine partielle du son produit.

Le premier exemple (qui suit les règles établies dans l’épisode précédent de cette série) permet de juger du timbre de voix merveilleusement étrange de Tatiana Troyanos ainsi que de son jeu subtile au travers d’un aria tiré de La clemenza di Tito, le dernier opéra composé par Mozart (1756-1791) quelques mois seulement avant sa mort. Un des trousers roles les plus exigeants, Sextus y chante sa passion amoureuse pour Vitellia, une femme fatale qui l’utilise pour se venger de l’empereur Titus. La première partie du morceau souligne cet esclavage du coeur (“je serai ce que tu veux que je sois”) tandis que la seconde révèle le désir incommensurable et l’aliénation violente du jeune soupirant. Il s’organise, donc, d’après un axe bipolaire, comme souvent chez le compositeur, avec une moitié plus lente et une seconde beaucoup plus rapide. Le génie indiscutable de Mozart réside, ici, dans son utilisation magique de la clarinette, constituant, de facto, un échange, un duo, entre la voix et l’instrument qui se répondent, se complètent, s’opposent, s’anticipent avec une grâce céleste. Troyanos voile légèrement son organe pour accentuer la douceur des mots et suit brillamment les courbes rondes de la clarinette, utilisant de manière très intelligente les silences, les pauses et les variations d’intensité avant un final explosif au panache majestueux mêlant précision et sentiments.

 Le deuxième exemple que j’ai choisi est un trio qui se transforme en duo. Il s’agit du final d’un opéra comique de Richard Strauss (1864-1949) intitulé Der Rosenkavalier dans lequel Octavian (Troyanos), le jeune amant de la princesse Marie Thérèse von Werdenberg (Janowitz), une femme beaucoup plus âgée que lui, tombe follement amoureux de la belle Sophie (Auger), la fille du cousin de la princesse. Si l’intrigue ressemble à un mauvais épisode d’une série à l’eau de rose, c’est sans compter l’humour de l’oeuvre qui joue sans cesse sur le ridicule de la situation et de la noblesse en général. Dans l’épilogue, un trio voit chaque personnage face à ses propre questionnements personnels (l’hésitation sentimentale pour Octavian, l’acceptation de la vieillesse pour Marie, la passion nubile pour Sophie). Au bout du compte, la princesse renonce à son amant et quitte la pièce, laissant les deux jeunes amoureux en extase dans les bras l’un de l’autre. Musicalement, on est au comble de l’harmonie. Rien n’a jamais été écrit d’aussi beau pour trois voix féminines que cet extrait. Les sons forment des entrelacs prodigieux aux accords sublimes avec un souci du détail qui donne le vertige. Le final plonge le spectateur confortablement dans un lit de nuages soyeux aux mélodies pleines de lumière. Cet enregistrement live est le vestige d’une production historique acclamée par les spécialistes comme la meilleure version de l’oeuvre. Un critique du New-York Post, commentant la prestation de Tatiana Troyanos, écrivit à l’époque : “She has a large, warming lyric mezzo-soprano voice with perfect control … her singing of the Trio and the final duet was perfection itself.”

Enfin je voudrais terminer avec le solo baroque “Scherza Infida” du compositeur germano-britanique G. F. Händel (1685-1759). Ariodante, le personnage principal de cette oeuvre éponyme et, par la même occasion, le troisième rôle pantalon de cet article, après une tentative de suicide empêchée par son frère, exprime toute l’amplitude de sa tristesse et de son désespoir. Le style baroque est aussi intéressant à étudier qu’il est difficile à interpréter de façon juste. Basé sur la juxstaposition des extrêmes et la répétition de motifs à outrance pour accentuer le pathos de chaque situation, c’est un genre qui peut, entre de mauvaises cordes vocales, devenir agaçant. Ce que Tatiana Troyanos apporte au morceau, c’est un supplément d’âme et une grande sensualité avec, pourtant, beaucoup de retenue, une combinaison très fragile qu’elle maîtrise totalement. Elle varie ses inflexions de voix, change les syllabes qu’elle met en évidence pour chaque reprise de la mélodie principale avec une telle justesse dans l’émotion qu’on est véritablement subjugué, transporté, sous le charme. Cette version de 1991 (2 ans avant la disparition de la cantatrice) est pour moi un emblème de la personnalité complexe de son interprète qui, malgré sa douleur physique, ne pensait qu’à une seule chose : son art, chanter pour le plaisir des autres, jusqu’au bout…

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