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Qu’est-ce que la musique classique ?

A peine commencé, déjà une méprise. Cet essai d’essai, ce fœtus d’essai, repose sur une base titulaire peu solide. Est-ce la bonne question ? J’aurais pu, après tout, commencer par quasi n’importe quelle formule interrogative classique. Peut-être, justement, ais-je choisi la plus vague et intraitable des possibilités afin de les y confondre toutes en un seul morceau indigeste et convenu, sorte d’exposé rappelant les Marabout Flash ou encore les guides culturels vulgarisés qui acheminent la culture moyenne et les clichés d’un touriste à un autre, perdant l’essence des choses et des peuples. Mais je m’égare dans mon auto-flagellation littéraire et je vous ennuie (sans doute ni la première ni la dernière fois et je m’en excuse). Ce que j’essaye simplement de dire, avec cette introduction, c’est combien ma démarche n’est en aucun cas vouée à une réussite ni même ne se dirige-t-elle vers une conclusion satisfaisante. Je n’y aspire pas le moins du monde. Je tiens uniquement à partager quelques informations clarifiant l’amour (forcément irrationnel) que je porte à ce medium artistique à la fois pour m’exorciser de cette passion via l’écriture mais aussi dans l’espoir d’éclaircir les nombreuses idées reçues dont il souffre (comme n’importe quel autre sujet). Ce faisant, je m’appliquerai à traduire mes idées, mes avis, avec des faits et de vous interpréter les faits avec mes visions sans recherche d’absolu ; je veux juste, respectivement, analyser les antagonismes subjectifs de mes goûts et personnaliser, tant bien que mal, les éléments théoriques auxquels ils sont associés. Et si, par-là, j’emprunte le même chemin que ces catalogues évoqués plus hauts, ce sera malgré moi, je vous assure. Des raccourcis seront inévitables, des approximations sont possibles, des simplifications frustrantes, mais c’est pour mieux correspondre au type de consommation d’information contemporain (et c’est une phrase bien laide) qui exige concision et aspect pratique. Soyez donc prévenus, amis lecteurs, et si cette méthode ne vous convient pas ne vous aventurez pas plus avant ; si, en revanche, vous êtes curieux, vous retirerez quelque chose, d’une manière ou d’une autre, à travers ces lignes maladroites qui s’emploieront à vous contaminer les sens d’images, d’anecdotes, de connaissances et, ultimement, de sons merveilleux ; je vous le promets.

La musique en elle-même est une pratique culturelle remontant, selon une majorité de sources basées sur différentes découvertes archéologiques, aux alentours du paléolithique (il y a 200 000 ans), autrement dit aux origines de la race humaine (homo sapiens). Comme toute forme artistique, il s’agit d’une branche sociétale ayant connu des parcours innombrables au fil des siècles, sans parler des conceptions propres aux différents types de communautés qui se succédèrent et coexistent encore aujourd’hui sur notre planète. Ces menus détails rendent une définition globalisante du phénomène à la fois impossible et superflue. Il en va de même pour la catégorie plus spécifique appelée « musique classique ». Je crois, d’ailleurs, que personne, au fond, ne sait vraiment ce qu’il se cache derrière ce terme incroyablement ambigu et ce à plus d’un titre. Curieusement, une définition du mot n’existe pas vraiment dans les dictionnaires, on vous renvoie toujours à la musique de style classique dont nous reparlerons mais pas au concept général. Je me suis tourné vers la sagesse d’internet et son grand bibliothécaire : Google. Voilà ce que j’ai trouvé comme différentes interprétations de cet objet d’étude :

La version enfantine sur vikidia : « La musique classique est la musique occidentale savante (par opposition à la musique populaire), depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. ».

La version philo-bourgeoise sur musicmot.com : « En musique, le classique ne peut exprimer que ceci : une nouvelle perfection, l’accès à une légitimité harmonique que l’art grec antique possédait en des temps meilleurs. Le classique ne décrit pas tant une époque particulière se rattachant à un style, qu’une élévation spirituelle que peu de maîtres ont atteint de tous temps. ».

La version, osons-le, classique, ou basique sur wikipédia (fr) : « La musique classique désigne habituellement l’ensemble de la musique occidentale savante d’origine liturgique et séculière, par opposition à la musique populaire, depuis la musique médiévale à nos jours. L’adjectif classique ne se réfère stricto sensu qu’à la musique de la période classique écrite entre le milieu du XVIIIe siècle et l’avènement de la musique romantique dans les années 1820. ».

La version shakespearienne complète multi-céréales (au muesli) sur wikipedia (en) :  «  Classical music is art music produced or rooted in the traditions of Western music (both liturgical and secular). It encompasses a broad period from roughly the 11th century to the present day. The central norms of this tradition became codified between 1550 and 1900, which is known as the common practice period. The major time divisions of classical music are the early music period, which includes Medieval (500–1400) and Renaissance (1400–1600), the Common practice period, which includes the Baroque (1600–1750), Classical (1750–1830) and Romantic (1804–1949) periods, and the modern and contemporary period, which includes 20th century (1900–2000) and contemporary (1975–current). ».

Chacune a ses défauts, des lacunes dans le vocabulaire utilisé sans véritablement cerner le problème. En distillant ces erreurs et en apportant des précisions à d’autres concepts soulignés, on peut, tant bien que mal, trouver une nouvelle manière de décrire la musique classique selon un axe différent nourri par des contre-affirmations. Après tout, définir une chose en lui soustrayant ce qu’elle n’est pas s’avère souvent plus efficace pour élaborer ce qu’elle est par élimination.

Le plus énorme malentendu véhiculé par une majorité des identifications susmentionnées consiste à opposer musique classique et musique populaire sans explication supplémentaire et avec un préjudice négatif à l’encontre de la seconde. D’abord, ce qui est décrit comme la musique populaire, au sens le plus littéral du terme (issue du peuple) désigne, en réalité, la musique traditionnelle, un amalgame qui fait passer la discipline dite classique comme réservée à une élite (elle le fut un temps mais c’est restreindre son potentiel que d’en faire une règle générale). Ensuite, cette précision effectuée, il est contre nature d’opposer le genre populaire à la musique classique puisque celle-ci s’en nourrit constamment et en est, a priori, dépendante si l’on considère les origines préhistoriques du phénomène (voir au-dessus). Plus que des branches opposées d’un medium commun, ce sont plutôt, en premier lieu, des stades différents de l’évolution de la pratique musicale et, en second lieux, deux manières différentes de construire ou d’envisager l’art qui sont liées par des allers-retours perpétuels. La deuxième étrangeté qui apparaît en regroupant les définitions c’est la notion spatio/temporelle. D’abord une confusion règne sur les origines concrètes de la musique classique : Renaissance ? Moyen-Âge ? Ensuite l’emploi du terme occidental peut induire en erreur de nos jours pour différentes raisons : d’abord, le terme dans son acception actuelle comprend les USA comme centre idéologique, or ceux-ci n’ont été touchés par le phénomène que très tard dans leur développement, il faudrait dire européen d’un point de vue historique (ce qui est l’angle choisi dans les exemples cités), ensuite, aujourd’hui, dans un monde aussi global que le nôtre, aussi connecté, la musique classique et sa tradition n’appartiennent à aucune zone précise autrement qu’au passé.

Que retenir alors de ces différentes vues sur le problème ? D’abord qu’il s’agit d’une musique savante (terme qui mérite un approfondissement ultérieur). Ensuite qu’elle est subdivisée en plusieurs courants. Mais le terme le plus essentiel, selon moi, est à trouver dans la définition anglo-saxonne : the common practice period. Si la précision de facture temporelle est superflue à notre propos, le reste de l’expression décrit mieux à lui seul ce medium fantastique que l’ensemble de ce que nous avons vu précédemment. La musique classique est une mise en forme pratique, un langage artistique bénéficiant d’un code dont les normes permettent une véritable universalité (savante). Les règles ont évolué à travers les époques mais les principes fondamentaux de l’écriture sont invariables et cette concrétisation matérielle est à la base de ce qui en fait la puissance motrice. En d’autres termes, n’importe qui peut apprendre à lire et à écrire de la musique classique. La méthode est tellement solide qu’elle peut s’adapter à tous les changements, à tous les styles, à tous les pays, à tous les âges. C’est bien cet élément qui fait la richesse du medium et c’est en lui que réside la clef de la compréhension de la musique classique en tant qu’art du langage dont le vocabulaire est inépuisable, redoutablement efficace et très polyvalent. Je me baserai sur ce principe pour attaquer plusieurs idées reçues dont souffre cette branche musicale dans les paragraphes suivants.

I) LA MUSIQUE CLASSIQUE, C’EST VIEUX.

Peu importe dans quel sens on comprend la phrase, c’est une ineptie ridicule pour plusieurs raisons et selon différents points de vue. Certes, l’origine historique de la méthode classique remonte à de nombreux siècles, en termes d’écriture de partitions, on compte à partir du 11e siècle, au Moyen-Âge, et dans une acceptation très limitée (liturgique) ; mais cette ancienneté n’en fait pas un vieux mode d’expression pour autant, le théâtre, la poésie ou encore la danse ont été codifiés bien avant cela. On objectera que « vieux » reviendrait plutôt à dire qu’il n’existe plus de musique classique aujourd’hui, auquel cas le terme approprié est mort (comme le latin, ce qui est aussi faux mais ce n’est pas le sujet). Evidemment, rien n’est moins vrai. D’abord la musique classique est extrêmement sollicitée par le public et ce partout de le monde, attirant des foules immenses venant écouter des compositeurs tels que Beethoven (1770-1827), Mozart (1756-1791) ou encore Tchaïkovski (1840-1893) pour reprendre le trio des plus populaires. Ensuite de nombreux artistes, contemporains cette fois, ont véritablement ressuscité la discipline dans le courant post-minimaliste ou encore dans le néobaroque. Il est d’ailleurs saisissant de voir comme la conception de la musique classique en tant que langage révèle son imperméabilité au temps. Comparons un morceau archi-connu de Johann Pachelbel (1653-1706) avec un autre, beaucoup plus récent (2010/2011), écrit par Max Richter (1966). Bien que séparées d’environs 310 ans, bien qu’éloignées dans leurs ambiances respectives, les deux œuvres sont pourvues d’une structure quasi identique tant sur la construction de la mélodie que sur la gestion de celle-ci :

Remarquez à quel point, dans ces morceaux, la mélodie suit un parcours voisin. D’abord une phrase simple, jouée par un nombre restreint d’instruments auxquels s’ajoutent d’autres qui répètent le thème de base en canon d’intensité progressive. Une fois la tension à son maximum obtenue avec cette multiplication, d’autres lignes mélodiques s’ajoutent en contre-point. A mi-parcours la musique plonge dans un murmure sensuel où les notes d’ouverture subissent des variations ornementales puis reprennent, dans le même élan cinétique, une configuration d’échelle progressive selon le même mode que précédemment mais avec des complications d’ordre orchestral et enrichie par de nouveaux segments thématiques, comme une sorte de rime sans fin en escalade, avant d’atteindre une forme de paroxysme sentimental suivi par une conclusion soudainement plus calme, plus sereine, plus aérienne.

Enfin, le nouveau terrain de jeu extrêmement fertile de la musique classique est constitué dans un de ses sous-genres : l’écriture de soundtrack. Cinéma et musique classique ont coexisté depuis la création du 7e art à la fin du XIXe siècle, les compositeurs de la seconde partie du XXe y trouvant un refuge pour, à la fois, s’exprimer en tant qu’artistes (le secteur de la composition « légitime » était bouché et victime d’un élitisme moderniste affligeant) et survivre financièrement, le business filmique étant beaucoup plus lucratif pour eux. Démarche double assurant la postérité à qui décrochera le chef-d’œuvre à mettre en musique ; les soundtracks font souvent office de carte d’identité sonore pour les grands films : une série de notes fonctionnant dès lors en substitut des images. Quel cinéphile a oublié ces bandes originales devenues cultes ? Le Parrain, Titanic, la plupart des dessins animés Disney, Out of Africa, et bien d’autres encore. On rétorquera que la richesse des musiques de films en fait une catégorie musicale à part entière (ce qui se tient dans l’absolu) mais c’est manquer mon propos sur le langage. J’en veux pour preuve deux exemples. Premièrement, une illustration de l’influence directe qu’exerce le passé de la discipline sur la composition cinématographique actuelle : prenez la B.O. du Roi Lion de Hans Zimmer (1957), le classique de 1994 (sans jeu de mots) issu de la figure la plus célèbre des 20-25 dernières années dans le domaine. Les influences sont nombreuses et l’originalité vient de ce mélange de rythmes, d’instruments et de traditions, africaine d’un côté, typiquement européenne de l’autre. Une des scènes les plus poignantes du film voit Simba découvrir le corps inanimé de son père Mufasa. La musique, sublime, déchirante, participe beaucoup à l’impact émotionnel de ce moment (la deuxième partie nous intéresse ici – malgré le génie de la première – ) :

Lorsque j’étais plus jeune, ce passage m’a toujours hanté, à la fois par son essence dramatique (on a tous perdu une figure paternelle), mais surtout par la puissance et la perfection de sa musique qui me semblait extrêmement familière, et ce pour la simple et bonne raison que je l’avais déjà entendue (2:05 en particulier) :

Outre la réplication exacte d’une portion emblématique du morceau de Mozart, Hans Zimmer s’inspire de toute son ambiance ainsi que de son agencement vocal. Cela n’en fait pas un plagiat (délit que le compositeur s’inflige à lui-même beaucoup trop souvent depuis les succès de Inception et The Dark Knight), il s’agit d’un jeu citationnel d’une extrême justesse symbolique, un seul regard aux paroles de l’Ave Verum Corpus permettent de se rendre compte de l’intention artistique de Zimmer qui insiste sur le côté sacrificiel de la scène en reprenant ce passage traduit du latin (en gras la phrase mélodique reprise telle quelle) :

Je vous salue Jésus Vrai corps né de la Vierge Marie

Qui avez vraiment souffert et avez été immolé sur la croix pour l’Homme,

Vous dont le côté transpercé a laissé couler du sang et de l’eau.

Puissions-nous Vous recevoir dans l’heure de la mort.

O doux, O bon, O Jésus fils de Marie. Ainsi soit-il.

Deuxièmement, une rapide comparaison stylistique entre un compositeur du XIXe siècle et une œuvre cinématographique du début du XXIe siècle, insistant sur le fait qu’en langage fort aux règles (relativement) simples, la musique classique voit des artistes frères et des inspirations sans cesse rafraîchies et adaptables ce qui permet un éternel renouvèlement/recommencement du medium au fil des siècles. Ici encore, les extraits sont différents dans leur ton mais les sujets et la conception même de ce que la musique doit accomplir est exactement identique, tout comme, de fait, l’utilisation du langage classique. En réalité, les deux œuvres ont tellement de similitudes qu’elles agissent comme un miroir déformant l’une pour l’autre : Der Ring des Nibelungen par Richard Wagner (1813-1883), un monstre d’art total constitué de 4 opéras ; et The Lord of the Rings par Howard Shore (1946), sans aucun doute l’œuvre musicale/cinématographique la plus monumentale de l’histoire (3 films et plus de 10 heures de musique). Je ne rentrerai pas dans les détails du lien qui unit ces deux œuvres (pour plus d’informations je vous invite à lire mon trio d’articles sur le soundtrack d’Howard Shore qui explore en profondeur la méthode wagnérienne utilisée pour la trilogie), et me contenterai de mentionner la dimension épique recherchée par les deux compositeurs (personne ne pourra me contredire sur ce point) ainsi que la manière d’y parvenir, c’est-à-dire, grâce à l’utilisation des leitmotifs, petits segments de notes accumulés et mélangés les uns aux autres selon une grammaire complexe et gérée dans le temps pour obtenir une sorte de mélodie aux dimensions gigantesques dégageant une puissance et un potentiel d’émotion incomparable. Les extraits que j’ai choisis illustrent comment Wagner et Shore mettent en place cette technique d’écriture (cette spécificité de la langue) pour terminer chacun les premiers chapitres respectifs de leur magnifique travail.

Je voudrais conclure ce volet sur la pérennité sans failles de la musique classique en vous invitant à découvrir l’œuvre fondatrice d’une nouvelle incursion de cette méthode dans un medium on ne peut plus contemporain : le monde du jeu vidéo. Cette discipline est le vivier de prouesses technologiques hallucinantes dont la progression est extrêmement rapide mais plus encore, on voit y naître de nouvelles formes s’approchant plus du film interactif ou, carrément, pour ce cas-ci, de l’expérience métaphysique. Journey, développé par Thatgamecompany, est novateur à de nombreux titres et notamment via son utilisation très précise du mixage sonore, sa partition, composée par Austin Wintory, est la première musique de jeu à avoir été nominée aux Grammy Awards (en 2013) dans la catégorie Best Score Soundtrack for Visual Media. Introduire convenablement ce bijou prendrait une éternité et nous éloignerait du propos mais il n’est pas exclu qu’un nouvel article sorte prochainement sur le sujet pour lui accorder le temps, les explications et la passion qu’il mérite. Pour éviter de réduire mes (ou nos) possibilités pour ce traitement, je ne diffuserai, ici, qu’un (très) court extrait de la bande originale du jeu, à simple titre illustratif.

  II) LA MUSIQUE CLASSIQUE, C’EST TOUJOURS LA MÊME CHOSE.

Pour ce deuxième point je m’attaque à un reproche assez répandu en musique. Que ce soit au sujet de la pop ou du rap ou même (sacrilège) du jazz, les détracteurs aiment à souligner le manque de variété au sein des genres qu’ils attaquent. Si, par exemple, on peut souligner que la pop, le R&B ou l’électro mainstream se répètent à n’en plus finir (les uns sans inspiration copiant les œuvres d’autres artistes plus talentueux) et, de fait, servent la même soupe aux gens pour qu’ils dansent sans réfléchir au détriment des productions plus subtiles et plus « indie » ou tout simplement des grands artistes plagiés ou semi-plagiés qui sont tous mis dans le même sac ; le reproche dirigé à la musique classique paraît totalement absurde. Sont visés principalement, sans doute, la structure formelle des œuvres, rigides c’est vrai dans leur conception, ou encore les arrangements harmonieux qui caractérisent une partie, seulement, de la production classique. Cela trahit surtout un manque effarant de connaissance sur le sujet de la part du grand public alors qu’une simple recherche sur Google suffirait pour dissuader les masses. De nombreux critères permettent de différencier les morceaux entre eux, tous forment des arguments solides en faveur de la richesse esthétique de ce langage artistique. Afin de rester exhaustif et pour plus de clarté, j’ai décidé d’illustrer trois caractéristiques appuyant cette versatilité que je combinerai pour plus d’efficacité rhétorique à l’aide de 5 exemples. Voici ces critères : la période (avec comme limites le baroque et la première moitié du XXe siècle), le pays (dans les confins de la zone européenne) et le genre du morceau. Si on se met à jouer avec ces 3 éléments en les associant de façon aléatoire, on obtient des œuvres extrêmement différentes. L’exercice est simple à réaliser et rien ne vous empêche de créer votre propre groupe de morceaux de la même manière. De mon côté, j’ai obtenu cette distribution (je n’ai pas mis directement les liens dans l’article pour ne pas alourdir une mise en page déjà surchargée, rien qu’un simple copier-coller ne pourrait résoudre facilement pour satisfaire vos oreilles) :

1) un concerto baroque italien : https://www.youtube.com/watch?v=jHZ65S4xE0M

2) une symphonie classique allemande : https://www.youtube.com/watch?v=fxetlIVL-fI

3) un opéra romantique français (2 extraits seulement pour vous épargnez un peu) : https://www.youtube.com/watch?v=73l3ibTu0lc / https://www.youtube.com/watch?v=-vQ_5Y4Qfqo

4) une sonate postromantique russe : https://www.youtube.com/watch?v=DGriftYbwjQ

5) un quatuor à cordes moderne anglais (le lien dirige vers la playlist) : https://www.youtube.com/playlist?list=PL1FDB76E215B6FA2E

Avec ça, on ne fait qu’égratigner la surface du magnifique iceberg constituant la diversité du medium classique mais cela permet déjà de prendre conscience de son amplitude. La variété des sons est immense pour plusieurs raisons : les contextes diffèrent, les instruments impliqués varient énormément dans leur nombre et leurs combinaisons, enfin les compositeurs sont à la fois séparés par le temps (la musique classique évolue en permanence) et par l’espace (à chacun son accent).

III) LA MUSIQUE CLASSIQUE, C’EST 10 MORCEAUX CONNUS.

Plus qu’une critique, nous voici devant un triste constat. La musique classique n’est reconnue, dans une perspective large, que pour une poignée d’œuvres extrêmement célèbres. On peut citer, par exemple, le Requiem de Mozart, le Boléro de Ravel, le Lac des Cygnes de Tchaïkovski ou encore les 4 Saisons de Vivaldi. En soit, leur renommée est tout à fait compréhensible et ne serait pas dérangeante si cela ne reflétait pas une tendance alarmante dans la diffusion artistique générale ; je veux dire par là qu’en cette époque où l’économie s’insinue à l’intérieur de tous les domaines humains, nombre sont ceux qui, au sein même du milieu de la musique classique, tombent, peu à peu, dans un conformisme dangereux pour s’assurer la fidélité des foules et, en conséquence, surjouent les mêmes morceaux encore et encore jusqu’à la lie, et je ne m’aventure même pas sur le terrain des personnes sans talent comme André Rieu qui pensent réunir le plus de monde possible et gagner un maximum d’argent en modifiant les morceaux pour les rendre plus abordables ou plus « hollywoodiens » au lieu de respecter la musique et, par la même, le public. De ce phénomène assez malsain découle en réalité trois axes d’injustices qui doivent, à mon sens, être endiguées au plus vite pour éviter une multiplication de décadences dans le paysage musical (lesquelles pourrissent à peu près tous les arts : on pense aux Marc Lévy ou aux Luc Besson de ce monde et autres pseudo artistes qui roulent un maximum de personnes dans la farine avec de la poudre aux yeux pour se remplir les poches et la panse le plus rapidement possible).

Le premier dommage est porté aux morceaux eux-mêmes. Ils sont tellement connus, tellement performés que cette appartenance au domaine public les fait passer pour acquis. Plus personne ne réfléchit sur ces morceaux, on dit qu’ils sont bons ou on dit : « ah oui classique, je connais, je l’ai trop entendu », on ne perçoit plus les subtilités et pire, on les nie dans une mécanique attendue d’interprétation qui s’éloigne peu à peu de la recherche artistique originale. – (J’en ai, d’ailleurs, partiellement discuté dans mon article les 12 saisons) – Les cas extrêmes voient certaines œuvres réduites à un petit assortiment de notes trop identifiables, tant et si bien que le reste est ignoré par les masses. Qui, parmi vous a écouté, par exemple, Die Walküre de Wagner en entier ? Pourtant tout le monde connaît la Chevauchée des Walkyries, un segment de 4 minutes au sein d’un opéra d’environ 4 heures (sans compter que la chevauché proprement dite est plus longue que l’épisode évoqué), c’est-à-dire 1,6 pourcent de l’œuvre qui est supposé résumer ou englober toutes ses finesses et complexités. Bien au contraire, évidemment. Un exemple plus synthétique permet de réaliser en profondeur ce phénomène et le pourquoi de sa tristesse. Prenons la symphonie no. 5 de Ludwig Van Beethoven (1770-1827). J’entends d’ici les PAPAPAPAAAAAAAAAAMMMMMM. Mais c’est beaucoup plus que ça. Il ne s’agit que de l’ouverture du travail, une partition qui commence par ce simple apparat de 4 notes : sol sol sol mi bémol. Mais le mouvement en lui-même joue à transformer ce thème avec ingénuité, avec panache pourrait-on dire. On voit déjà à quel point résumer cette partie de l’œuvre à sol sol sol mi bémol est idiot, il s’agit d’une forme extrêmement basique, même pas une phrase ; c’est ce que Beethoven en fait dans la CONTINUITÉ du morceau qui est intéressant (la notion soulignée est primordiale et fera l’objet de plus amples discussions dans les articles ultérieurs), ce qui donne au tout fini une dimension plus complexe et parachève l’impact de la musique sur le spectateur. L’essentiel en musique classique tourne autour d’une recherche de progression, la gestation ou la maîtrise dans le temps et dans la succession des notes plus encore que via la construction mélodique pure. A ce jeu de l’assemblage, Beethoven avait du génie, un don très rare qui donne à ses productions un double mouvement antinomique : l’évidence mêlée à l’imprévisibilité. Il surprend toujours mais tout semble logique et même, en un sens, irrévocable. Encore plus absurde est le traitement réservé au reste de la symphonie. Qui, dans le public actuel, en connaît le moindre son ? C’est pourtant essentiel pour apprécier le morceau à sa juste valeur. Comparez l’expérience avec n’importe quel autre art un tant soit peu diégétique. C’est comme connaître les trois premiers chapitres d’un livre par cœur sans jamais en avoir lu le milieu ou la fin. Où est le plaisir là-dedans ? Ça n’a tout simplement aucun sens. Je vous invite donc à profiter de la symphonie no. 5 de Beethoven dans son intégralité :

Laissez-vous surprendre. Après le tumulte impétueux et violent de la première partie, le compositeur enchaîne avec un fabuleux contraste typiquement romantique : une sorte de pause quasi nonchalante faisant la part belle aux glissades harmonieuses et aux mélodies burlesques avec une marche très solennelle et quelques envolées plus lyriques dans une addition aux accents oisifs et comiques à la fois, le tout (comme l’ensemble du morceau selon des angles et des échelles d’une variété ingénieuse) mimant ou modifiant le thème de base, le motif court court court long. Après l’ambiguïté pastorale du deuxième mouvement, on passe à une danse de Cour Royale, comme un banquet imposant entre les différentes parties de l’orchestre qui se répondent en une rapide cavalcade allant des murmures aux grands cris de joie. L’enchaînement avec le dernier mouvement est quasi imperceptible. Celui-ci est construit comme un point culminant sommaire de toute la structure de base apportée en premier lieu par le motif et enrichi par les nouvelles trouvailles amenées ensuite dans les deux parties suivantes, des ajouts soit mélodiques soit harmoniques qui offrent à ces dernières minutes une profondeur dialectique et une dose d’accomplissement typique de Beethoven : le triomphe, une lumière éblouissante. Comme la majorité des partitions du grand homme, la symphonie no. 5 célèbre glorieusement la vie, l’amour et la liberté en dépit des erreurs et du destin. Un message incompréhensible si le spectateur n’en écoute que les premières notes.

La deuxième conséquence néfaste du nombre réduit d’œuvres classiques entrées dans le domaine publique touche directement les compositeurs concernés. Voilà un effet pervers très commun dont beaucoup d’artistes sont les victimes : voir son travail de plusieurs années résumé à quelques morceaux populaires, souvent au détriment de bijoux artistiques totalement ignorés (même par certains spécialistes). J’évoquerai pour cet aspect, très rapidement, 4 compositeurs aux travers de productions sublimes pratiquement oubliées dans un ordre chronologique.

On commence avec le Prêtre Rouge, Antonio Vivaldi (1678-1741) lui-même dont une seule œuvre semble avoir réellement percé sur les 808 que contient le catalogue Ryom-Verzeichnis. En voici une que je trouve particulièrement émouvante et réussie dans sa construction, un témoignage du génie avant-gardiste de Vivaldi (de nombreux passages sont formellement osés pour l’époque) :

L’auteur suivant bénéficie, j’en conviens, d’une meilleure exposition publique, sans doute parce qu’il incarne lui-même la musique classique et carrément le génie artistique en plus d’avoir connu un destin tragique, le genre de détail qui fascine les masses. Je veux, bien sûr, parler de Wolfgang Amadeus Mozart. Mais la plupart des morceaux concernés par cet éclairage, ne sont connus qu’en partie et sont toujours imposants (des symphonies, des opéras, des messes, etc). Et on passe ainsi à côté de pépites moins grandiloquentes qui révèlent, selon moi, encore mieux le don naturel, le flair que Mozart a su développer très tôt pour la composition : entre rigueur formelle et fantaisie esthétique, entre rigidité et sentiments, le tout avec une fluidité inévitablement parfaite. Ecoutez ce talent appliqué au duo de pianos suivant et vous comprendrez mieux l’essentiel de sa méthode :

Nous avons parlé plus longuement de Beethoven, aussi je ne ferai qu’une brève esquisse en ajoutant la fantaisie suivante à votre audiothèque en vous rappelant les mots-clefs : Amour et Liberté. Le duo est ici exploité selon une progression remarquable du piano à l’orchestre avant d’atterrir au milieu d’un chœur. Une dernière précision plus personnelle ; il s’agit là d’un de mes opus préférés :

Notre quatrième compositeur est sans nul doute le plus défavorisé par son propre succès, parlons de Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893). D’abord la plupart de ses œuvres les plus célèbres étaient, en général, celles qu’il ne supportait pas. Par exemple, il aurait brûlé la partition originale de son fameux ballet « Casse-Noisette ». Artiste fascinant, ses compositions plus anciennes et plus intimistes révèlent un talent multiple et dévastateur pour les sentiments. Cette passion dans la musique a toujours attiré les foudres de certaines critiques mal placées confondant de l’émotion pure et violente avec du racolage. Quoi qu’il en soit, profitez de ce morceau original et émouvant comme il se doit :

Le troisième et dernier préjudice de notre constat de départ pour ce chapitre est à mon sens le plus grave et vise la collection interminable des compositeurs laissés pour compte et oubliés. On ne s’imagine même pas à quel point le public est privé ou se prive inconsciemment de découvertes hallucinantes d’une grande variété. Quantifier les artistes injustement méconnus est impossible tant ils sont nombreux. Plus attristant que le sort réservé à ces hommes et à ces femmes, celui de leur travail est regrettable à un autre niveau, plus large et vaste : imaginez toutes ces sonorités, toutes ces émotions en paquets qui disparaissent dans l’ombre des tubes sans idées. Pensez à l’élévation d’âme qui vient à manquer. Pensez à la richesse de ce langage qui permet de réunir les gens de tous horizons et réfléchissez à sa piètre utilisation actuelle dans le monde de la culture. Ces messages qui se perdent. Il est difficile dans ces pages de vous initier à un maximum de nouveautés musicales sans vous perdre dans les méandres d’exemples trop denses ou mal exploités, mal amenés, non contextualisés, etc. Je me limite, avec regret, à trois compositeurs, sélectionnés au hasard tant une méthode est impossible à deviser afin d’appliquer une forme d’ordre rationnel au processus. Et les grands éclairés du jour sont :

Anton Rubinstein (1829-1894), était le concertiste russe le plus réputé du XIXe siècle, au détriment, sans doute, de sa carrière de compositeur. Virtuose du piano, doué d’une technique et d’un flair remarquable pour l’instrument, ses performances étaient connues pour être exténuantes tant il jouait avec intensité. Une qualité qui se retrouve dans ses meilleures productions : les concertos pour piano. L’homme s’est longuement cherché un style personnel au milieu de ses innombrables collègues russes. Son cinquième essai fut le bon. Il s’est trouvé une voix dans cette œuvre assez dantesque par sa longueur et sa difficulté technique. On pourrait presque qualifier ce morceau de symphonie pour piano tant son écriture s’en rapproche dans la complexité syntaxique, les dimensions osées de ses mélodies et sa trajectoire épique. Je pourrais/devrais vous décrire plus en détail cette œuvre et les suivantes mais l’article est déjà long et pas encore terminé donc je me contenterai de vous rediriger vers le morceau lui-même :

Rued Langgard (1893-1952) est le prototype de l’artiste original incompris né au mauvais moment. Dans l’immense fatras de la modernité, il est presque resté anonyme malgré son opulente « discographie », dont pas moins de 16 symphonies. Ce n’est qu’une quinzaine d’années après sa mort que des critiques musicaux danois (son pays d’origine), ont enfin commencé un travail d’analyse de ses particularités. Son talent résidait dans l’orchestration et les arrangements avec une sensibilité outrancière teintée de rigueur nordique. Les catégories sonores qu’il a produites sont assez inclassables : à la fois postromantiques, expressionnistes, avant-gardistes selon certains aspects (l’utilisation d’harmonies extrêmement bizarres) ; ce qui donne à ses œuvres une qualité étrange se déployant dans un répertoire assez unique en grande partie passé sous la trappe que ce soit de son vivant ou après sa mort. Qui parmi vous a déjà entendu ou lu son nom quelque part, je me le demande. Je l’ai découvert moi-même complètement par hasard et je regrette à chaque œuvre de ne pas l’avoir repéré plus tôt dans mes pérégrinations. Voici une fantaisie chorale qui illustre bien le côté indéfinissable et charmant de cet illuminé magistral :

Guillaume Lekeu (1870-1894) est une figure musicale qui me tient à cœur pour plusieurs raisons. D’abord, comme vous l’avez peut-être constaté, le jeune artiste est mort à 24 ans. Ensuite, c’est un compositeur belge (et oui, il y en a). Enfin, on l’a souvent décrit comme l’héritier de Beethoven. Jamais nous ne saurons s’il était voué à la même gloire étant donné sa disparition précoce. Surdoué de la musique et d’une maturité linguistique (musicalement parlant) hallucinante, la tragédie de son existence l’a poursuivie dans l’anonymat auquel il est condamné, même chez nous. Le garçon avait pourtant tout pour plaire au plus grand nombre : de la fraîcheur, de la simplicité, une douceur, un sentimentalisme fragile, des mélodies somptueuses, des intuitions chromatiques rares, enfin toute une série de qualités. Il est stupéfiant de voir à quel point le compositeur, à un si jeune âge, avait un langage propre et très raffiné. Je pense que son « manque » d’extrémité et, évidemment, son répertoire assez bref, l’ont privé de la renommée qu’il mérite. L’œuvre que j’ai choisi pour vous le présenter et une de ses dernières et de ses plus complètes dans l’écriture. C’est un quatuor à corde avec accompagnement piano découpé en deux parties très distinctes dans leurs ambiances et leur structure qui pourtant se complètent à merveille, le tout paré d’une grande élégance. L’émotion est très vive quand on se laisse emporter par le flot des accords virevoltants du premier mouvement, nous submerge dans la profondeur dramatique du second. Le final laisse le spectateur vidé, épuisé mais satisfait. De nouvelles frontières sonores en perspective avec un je ne sais quoi de belgitude concluent notre tour d’horizon, notre croisade contre la sélectivité sectaire et malsaine du populo-rentable et branchouillard en musique classique :

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 IV) LA MUSIQUE CLASSIQUE, C’EST INCOMPREHENSIBLE.

Aux éléments que nous avons listés peu à peu dans notre quête sur la musique classique, correspond une unité pragmatique constituant le nœud du problème de notre recherche de base. La musique classique serait, dans une certaine mesure, devenue complètement incompréhensible ou illisible pour le commun des mortels. Elle serait dès lors réservée à une double élite : les musiciens classiques eux-mêmes qui peuvent déchiffrer une partition et l’étudier ; et les gens riches qui peuvent se permettre de fréquenter les salles de concert avec assiduité sans vraiment enrichir leur environnement musical par d’autres expériences. Partiellement fausse, partiellement vraie, cette assomption soulève la question suivante dans la perspective de Beatchronic : comment transmettre aux autres, singulièrement aux jeunes, ce pan volumineux de musique sans tomber dans les nombreux pièges que la tentative dissimule ? Comment éviter l’excès de zèle ? Le commentaire réducteur ? Comment s’adresser au plus grand nombre possible avec un sujet si techniquement précis ? Comment traduire le langage classique en des termes plus démocratiques ? La réponse imparfaite qui nous est apparue consiste en une entreprise pluri-séquentielle dont une première étape nécessitait d’aborder le concept de front avec en ligne de mire la réduction des zones d’ombres et la suppression des idées reçues qui entourent le style (l’objectif hasardeux du présent article). La prochaine étape de ce parcours consistera à vous présenter les éléments de bases qui font le langage de la musique classique : 1) les termes usuels du lexique analytique pur (simplifiés de façon ludique); et 2) les instruments de l’orchestre et leurs utilisations communes . Cette deuxième vague sera ensuite suivie d’un enseignement sauvage perpétuel à travers de nombreux articles soit thématiques pour explorer une zone importante du medium, soit une comparaison d’œuvres pour rapprocher les expériences sonores entre elles, soit tout simplement le partage éduqué de n’importe quel morceau (légendes revisitées ou bijoux inconnus). La musique classique est un langage merveilleux mais difficile d’accès : l’homme contemporain manque de temps et d’opportunités pour se renseigner et parfaire son écoute ; de plus, le système culturel ambiant ne l’y aide pas du tout, que du contraire. C’est donc le pari de Beatchronic de pouvoir réaliser une partie du travail à la place de nos abonnés mélomanes pour qu’ils puissent profiter pleinement de leurs émotions et de leurs sens. Vous informer pour votre plaisir, vous éclairer pour vous surprendre ; ce sera l’odyssée de notre nouvelle rubrique musique classique. Je terminerai par ce dernier extrait sonore qui me permet d’accomplir une double tâche : inclure le 4e membre de mon club de compositeurs favoris (Johannes Brahms (1833-1897))* et vous abandonner sur une note insouciante et joyeuse. Très chers lecteurs, à bientôt.

* : Les 3 autres ont été cités plus haut. Il s’agit de Beethoven, Tchaïkovski et Mozart.

Mon Club des Cinq, no. 2 : Tatiana Troyanos

Comme vous l’a peut-être soufflé son patronyme, Tatiana Troyanos est un doux mélange de cultures. Née en 1938 à New-York d’un papa grec, ténor à ses heures perdues, et d’une maman allemande, soprano sur les bords, juste à côté du Lincoln Center (la maison du Metropolitan Opera), notre future cantatrice semblait prédestinée à une carrière musicale dès sa mise au monde. Après le divorce de ses parents, très jeune, Tatiana étudie le piano, puis le chant, bien qu’elle trouve sa voix trop lugubre pour en faire un métier. A l’aube de ses 16 ans, un professeur de la Brooklyn Music School l’entend  au milieu d’un choeur et c’est comme un révélation, il met donc tout en oeuvre pour savoir jusqu’où cette voix originale est capable d’aller. Plus tard, elle entre à Julliard, la grande école d’art new-yorkaise, pour y étudier les mécanismes de la voix en compagnie d’Hanz Heinz (1930) et obtient son diplôme en 1963, elle a 25 ans. La même année, Tatiana obtient son premier rôle au New York City Opera pour la production américaine d’un opéra de Benjamin Britten (1913-1976) avant de partir gagner de l’expérience et de la technique pendant une longue tournée européenne où elle se familiarise avec des oeuvres complexes aux styles très variés. Au festival d’Aix-en-Provence de 1966, elle explose dans Ariadne of Naxos de Richard Strauss (1864-1949) où elle incarne le compositeur du prologue (le premier d’une série de “trousers roles” ou rôles pantalons, désignant des personnages masculins joués/chantés par une femme – anciennement confiés aux castrats – , qui constituèrent plus tard sa marque de fabrique). Elle enchaîne alors les succès dans chaque ville qu’elle visite de Londres à Zurich en passant par Amsterdam, Milan, Paris, etc, etc. Au début des années 70, forte de son répertoire élargi et de bonnes critiques, elle revient aux U.S.A. pour une suite triomphale de perfomances dans les plus grandes salles du pays. A partir de 1976, elle se joint à la compagnie du Metropolitan Opera avec laquelle elle diversifie encore ses prestations, enchaînant les nouveaux rôles sans relâche, sans la moindre faille, toujours au meilleur niveau. C’est aussi à partir de là qu’elle se voit proposer de nombreux enregistrements dont certains restent cultes auprès des amateurs d’art lyrique (comme son interprétation inimitable de Carmen ou son Anita dans West Side Story). Tout au long de sa carrière, elle chantera avec les plus grands artistes de son époque, multipliant les amitiés, les hommages, les cachets. Au milieu des années 80, la cantatrice se fait diagnostiquer un cancer du sein qu’elle cache à tout le monde. Les traitements à répétitions l’affaiblissent mais elle continue pourtant de vivre selon son rythme de star bousculée, selon un emploi du temps chargé. Aucune relation professionnelle, aucun collègue ne saura jamais rien de sa maladie qu’elle ne veut pas rendre publique pour continuer à travailler, encore et encore, pour profiter de sa passion. Elle chantera jusqu’à la fin, refusant de se reposer, de s’interrompre. L’été 1993, ses médecins lui annoncent que son cancer s’est métastasé au foie, elle est condamnée. Elle termine malgré tout sa saison. Tatiana Troyanos décède le 21 Août 1993 à l’âge précoce de 54 ans, après avoir chanté toute sa vie pour le public, jusqu’au bout, signant sa dernière performance deux heures avant de mourir afin d’illuminer les autres patients de sa voix sublime qui s’éloignait déjà vers les cieux…

La mezzo-soprano américaine possédait une voix très caractéristique et particulièrement expressive. L’alternance entre la douceur et la force brute selon une ligne vocale très large aussi à l’aise dans les aigus que dans les graves lui a donné accès à une palette très variée de rôles différents. Elle a chanté dans tous les styles avec autant de puissance et de justesse : classicisme, bel canto, romantisme italien, versisme, rôles wagnériens, rôles modernes, jazzy, chants religieux, tout fonctionnait. En plus de pouvoir aborder techniquement chaque genre sans véritables difficultés, elle apportait un souffle neuf, une interprétation unique aux sonorités très originales, à toutes ses performances, métamorphosant certains rôles “mineurs” ou “usés” pour un nouveau regard, très personnel, dans l’intimité psychologique des personnages grâce, notamment, à son puissant vibrato d’une limpidité, d’une souplesse inimitable. Cet investissement était incroyable à voir sur la scène, bien-sûr, mais, plus frappant encore, il pénétrait même ses enregistrements studios qui, en matière d’opéras, sont souvent trop dévoués à la justesse technique et à la l’analyse de la partition sans vraiment s’attarder sur la vie et les émotions, non pas sous-jacentes, mais comme origine partielle du son produit.

Le premier exemple (qui suit les règles établies dans l’épisode précédent de cette série) permet de juger du timbre de voix merveilleusement étrange de Tatiana Troyanos ainsi que de son jeu subtile au travers d’un aria tiré de La clemenza di Tito, le dernier opéra composé par Mozart (1756-1791) quelques mois seulement avant sa mort. Un des trousers roles les plus exigeants, Sextus y chante sa passion amoureuse pour Vitellia, une femme fatale qui l’utilise pour se venger de l’empereur Titus. La première partie du morceau souligne cet esclavage du coeur (“je serai ce que tu veux que je sois”) tandis que la seconde révèle le désir incommensurable et l’aliénation violente du jeune soupirant. Il s’organise, donc, d’après un axe bipolaire, comme souvent chez le compositeur, avec une moitié plus lente et une seconde beaucoup plus rapide. Le génie indiscutable de Mozart réside, ici, dans son utilisation magique de la clarinette, constituant, de facto, un échange, un duo, entre la voix et l’instrument qui se répondent, se complètent, s’opposent, s’anticipent avec une grâce céleste. Troyanos voile légèrement son organe pour accentuer la douceur des mots et suit brillamment les courbes rondes de la clarinette, utilisant de manière très intelligente les silences, les pauses et les variations d’intensité avant un final explosif au panache majestueux mêlant précision et sentiments.

 Le deuxième exemple que j’ai choisi est un trio qui se transforme en duo. Il s’agit du final d’un opéra comique de Richard Strauss (1864-1949) intitulé Der Rosenkavalier dans lequel Octavian (Troyanos), le jeune amant de la princesse Marie Thérèse von Werdenberg (Janowitz), une femme beaucoup plus âgée que lui, tombe follement amoureux de la belle Sophie (Auger), la fille du cousin de la princesse. Si l’intrigue ressemble à un mauvais épisode d’une série à l’eau de rose, c’est sans compter l’humour de l’oeuvre qui joue sans cesse sur le ridicule de la situation et de la noblesse en général. Dans l’épilogue, un trio voit chaque personnage face à ses propre questionnements personnels (l’hésitation sentimentale pour Octavian, l’acceptation de la vieillesse pour Marie, la passion nubile pour Sophie). Au bout du compte, la princesse renonce à son amant et quitte la pièce, laissant les deux jeunes amoureux en extase dans les bras l’un de l’autre. Musicalement, on est au comble de l’harmonie. Rien n’a jamais été écrit d’aussi beau pour trois voix féminines que cet extrait. Les sons forment des entrelacs prodigieux aux accords sublimes avec un souci du détail qui donne le vertige. Le final plonge le spectateur confortablement dans un lit de nuages soyeux aux mélodies pleines de lumière. Cet enregistrement live est le vestige d’une production historique acclamée par les spécialistes comme la meilleure version de l’oeuvre. Un critique du New-York Post, commentant la prestation de Tatiana Troyanos, écrivit à l’époque : “She has a large, warming lyric mezzo-soprano voice with perfect control … her singing of the Trio and the final duet was perfection itself.”

Enfin je voudrais terminer avec le solo baroque “Scherza Infida” du compositeur germano-britanique G. F. Händel (1685-1759). Ariodante, le personnage principal de cette oeuvre éponyme et, par la même occasion, le troisième rôle pantalon de cet article, après une tentative de suicide empêchée par son frère, exprime toute l’amplitude de sa tristesse et de son désespoir. Le style baroque est aussi intéressant à étudier qu’il est difficile à interpréter de façon juste. Basé sur la juxstaposition des extrêmes et la répétition de motifs à outrance pour accentuer le pathos de chaque situation, c’est un genre qui peut, entre de mauvaises cordes vocales, devenir agaçant. Ce que Tatiana Troyanos apporte au morceau, c’est un supplément d’âme et une grande sensualité avec, pourtant, beaucoup de retenue, une combinaison très fragile qu’elle maîtrise totalement. Elle varie ses inflexions de voix, change les syllabes qu’elle met en évidence pour chaque reprise de la mélodie principale avec une telle justesse dans l’émotion qu’on est véritablement subjugué, transporté, sous le charme. Cette version de 1991 (2 ans avant la disparition de la cantatrice) est pour moi un emblème de la personnalité complexe de son interprète qui, malgré sa douleur physique, ne pensait qu’à une seule chose : son art, chanter pour le plaisir des autres, jusqu’au bout…

Mon Club des Cinq, no. 1 : José van Dam

Ce que j’appelle mon Club des Cinq est un groupe de chanteurs lyriques (trois hommes et deux femmes) pour lequels mon admiration est sans limite. Malgré quelques associations, jamais ils n’ont chanté tous ensembles. J’ai donc voulu les réunir symboliquement avec cette courte série d’articles, honorant leurs individualtiés et leurs approches de l’opéra. Le but est aussi d’avancer certaines caractéristiques communes qui, selon moi, représentent les éléments indispensables qui distinguent un bon chanteur d’un grand artiste. Pour accomplir cette tâche, j’ai choisi d’employer trois vidéos pour illustrer au mieux un maximum de concepts. Chaque article de la série comprendra : un morceau composé par Mozart, objet de comparaison entre les différentes voix appliquées à un style commun défini; un duo et/ou un ensemble, l’occasion d’apprécier leurs talents harmoniques et leurs facultés d’écoute; enfin, j’utiliserai un aria spécifique qui permettra d’écouter l’ampleur vocale et technique de chaque individu. En prime, je m’arrangerai pour qu’au moins un extrait sur trois soit un enregistrement live.
Sans perdre de temps, commençons cette nouvelle série avec le baryton-basse belge José van Dam (1940). Natif de la capitale, il entre au Conservatoire Royal de Bruxelles à 17 ans et, quelques années plus tard, il fait une entrée tonitruante sur la scène lyrique européenne à l’Opéra de Paris, incarnant Don Basilio, un personnage du fameux “Babier de Séville” composé par Gioacchino Rossini (1792-1868). Il enchaîne alors les succès en France, puis en Allemagne où ses interprétations de Wagner lui valurent très vite une popularité colossale. Il rencontre alors le grand chef d’orchestre Herbert von Karajan (1908-1989) tombé sous la charme de sa voix, commence alors une relation professionnelle et amicale qui durera plusieurs décennies. Une bonne gestion de son instrument et une série de prix conduisent peu à peu le chanteur vers une carrière internationnale de grande envergure. Son talent de comédien le propulse même dans le monde du cinéma pour une apparition unique mais électrisante. En effet, il devient, en 1988, le rôle principal du film “Le Maître de musique” de Gérard Corbiau (1941), nominé pour l’oscar du meilleur film en langue étrangère. Fait baron par le Roi Albert II de Belgique (1934) 10 ans après, il continue à explorer le répertoire, à s’engager pour des productions nouvelles et à favoriser l’éducation artistique dans notre pays. Ce n’est qu’en 2010 que José van Dam met fin à une carrière menée avec grâce et qui aura duré plus de 50 ans, un record, un exemple.
La première vidéo met en scène notre compatriote dans un extrait live assez intense de l’opéra “Les contes d’Hoffman” signé Jacques Offenbach (1819-1880). On peut y appréciez les talents multiples du baryton-basse dans son interprétation jubilatoire, à la fois comique et glaçante, d’un vicieux docteur possédant certains talents cachés. Il se fond avec harmonie dans le mélange des voix qui occupent la scène. Le timbre de van Dam est bien en place, il varie subtilement le parler et le chanter, se greffe parfaitement aux mélodies étranges et aux décors fantastiques avant de révéler toute sa puissance dans un climax survolté.

Des 5 chanteurs lyriques étudiés, la baron belge est probablement le plus grand spécialiste du répertoire mozartien, ayant interprété à maintes occasions différents rôles de ce répertoire; il a même consacré, à plusieurs reprises, des concerts entiers à ce compositeur. Sa voix chaude et duveteuse, sa technique solide couplée d’une articulation irréprochable et son naturel expressif s’additionnent en une combinaison dévastatrice d’efficacité pour ce genre de morceaux. La preuve par l’exemple avec l’aria suivant, issu du fameux “Don Giovanni”, qui se base sur deux mélodies simples variées avec finesse et surtout interprétées avec intelligence.

Enfin, je terminerai ce premier hommage en utilisant un solo qui constitue, pour ce registre de voix, un véritable exercise de style aux nombreuses demandes, tant sur la forme que sur le fond, tiré de la version française d’une oeuvre écrite par Giuseppe Verdi (1813-1901), “Don Carlo”. Ce monologue repose sur une double réflexion du personnage, un roi mélancholique, qui observe sa jeune épouse endormie : il prend conscience que cette femme ne l’aimera jamais et envie son sommeil, lui qui veille sans cesse, insomniaque et fatigué de sa vieillesse, rêvant le pouvoir de Dieu à connaître le coeur des hommes. Une cavalcade de sentiments qui n’ont jamais été délivrés avec tant de passion, de tristesse et de vérité qu’à travers la version ci-dessous. On entend les moindres recoins de cette âme troublée qui exprime ses plaintes au coeur de chaque note. José van Dam est au sommet de son art, brillant, léger, sombre, une ligne de velours se déployant illuminée de science et de tendresse.

Storm and drive

Comment vous présenter un génie sans en faire trop ? Comment vous l’expliquer sans trop de détails techniques ? Il faut, je pense, commencer par le début, c’est à dire par essayer.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756 – 1791)  était un prodige de la musique et non des moindres, son nom reste encore aujourd’hui synonyme de perfection et son oeuvre, énorme par le volume, toujours populaire. J’ai donc éprouvé beaucoup de difficultés pour choisir, parmi les innombrables morceaux possibles, celui qui serait le plus intéressant à partager. Mon choix s’est finalement porté sur la symphonie no. 25 en sol mineur, KV. 183 écrite en 1773, le compositeur n’avait alors que 17 ans ! Cette oeuvre reflète une partie moins présente ou en tout cas moins connue dans la musique “mozartienne”, à savoir son côté plus tragique ou angoissant, sa nature prémonitoire du bouleversement musical initié plus tard par un certain Ludwig van Beethoven (1770-1827). En effet, la symphonie s’inscrit à merveille dans un courant artistique pré-romantique de la fin du 18e siècle, le sturm und drang.*

La symphonie s’ouvre sur un thème mélodique célèbre et utilisé dans plusieurs films d’une violence incroyable pour la période; ensuite, au milieu de cette tornade, surgit le son fragile d’un hautbois vibrant avec une nostalgie immense. Le mélange entre ces deux antagonisme est utilisé à merveille pendant tout le premier mouvement qui s’agite frénétiquement, comme une course contre le temps, comme une tempête déferlant sur la bienséance. La fin du mouvement varie encore un peu le thème d’origine en y ajoutant un pathos supplémentaire, prolongeant le suspens, déroutant le spectateur de façon intense et novatrice, spectaculaire. Suit alors, avec un contraste retentissant, la lenteur préoccupée du second mouvement. C’est une mélodie charmante, voluptueuse de simplicité; une petite pluie triste qui s’abat avec lassitude. Un sentiment qui se poursuit avec un peu plus de persistance dans la partie suivante. On y  assiste, malgré quelques couleurs plus gaies dans le chef des bois, à une mise en exergue du spleen baudelairien décrit environ 80 ans plus tard en ces termes : “Ce que je sens, c’est un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque”. Le dernier mouvement associe ces impressions au trouble fiévreux originel. Le tout se mêle et se démêle en un ballet incessant, houleux, qui nous balade d’un sentiment à l’autre avec une virtuosité incomparable. On voyage, on s’extasie d’angoisse, c’est comme être pris dans un tourbillon sonore dont il est impossible de s’extraire, comme un flot envoûtant de subtilité parcouru de frissons bouillonnants.
En conclusion, cette symphonie composée par un adolescent nous offre un moment de pur plaisir servi sur un plateau d’argent, aux harmonies parfaites, dans un esprit d’innovation artistique et malgré tout, accessible à tout le monde.

A bientôt.

*Le style Sturm und Drang est apparu en Allemagne vers 1760 (fin du mouvement dans les années 1780). C’est un courant artistique qui, par opposition au rationalisme des lumières et de l’aristocratie, voulait exprimer la subjectivité personnelle et les émotions extrêmes de façon mélodramatique. Le Prometheus ou le Werther de Goethe sont de très bons exemples littéraires de ce style tandis qu’en musique, son principal représentant fut Joseph Haydn.