Imaginez la France dévastée de l’après guerre, Août 1945, un pays à reconstruire, tout va changer, un conflit de cette ampleur laisse inévitablement des traces et le retour à la vie est long, coûteux. Alors tourner un film dans un contexte semblable, par quels moyens ? Jean Cocteau (1889-1963), le poète, le surréaliste, n’y voit pas le moindre inconvénient; ou, peut-être, refuse-t-il d’en voir, malgré le déclin de sa santé, malgré l’argent qui brille par son absence, malgré les critiques impatients de tirer sur l’ambulance. Et le projet n’est pas mince, il est lourd d’ambition, adapter un grand classique, “La Belle et la Bête”. Contrairement à son homonyme animé de 1991, ce film n’est pas du tout destiné aux enfants. La version de Cocteau brosse un portrait plus large et mature des relations entre la Belle et la Bête où la peur se combine avec la sensualité. Un autre aspect du scénario est plus philosophique, outre le thème principal qui aborde les apparences et les frontières de préjugés qui séparent les êtres, il exploite aussi le passé du monstre avec une conclusion inquiétante : n’importe quelle personne ayant vécu une enfance malheureuse peut devenir une “bête”, perdre son humanité (le parallèle avec les horreurs du totalitarisme est évident). Ces différentes lignes rouges du projet établies, la mise en oeuvre devait sans cesse accomplir la vision de l’artiste, à commencer par les décors, tortueux, fantasmagoriques, ensuite par des effets spéciaux déstabilisants (dans quelques scènes, Belle semble flotter, comme mystérieusement attirée par une force magnétique), enfin par le choix des acteurs, Josette Day (1914-1978) et Jean Marais (1913-1998), aux physiques typés. Mais, finalement, c’est toute l’imagerie du film qui surprend, un visuel reprenant une série de symboles; par exemple, les mains de la Bête projettent de la fumée, illustration du fait qu’il a commis un meurte; on peut encore citer la scène où Jean Marais, dont le maquillage est époustouflant, porte Belle dans
sa chambre, elle arbore une simple tenue d’un côté et une robe de princesse de l’autre. Pour mieux caractériser le rendu esthétique complet d’un tel produit cinématographique, on peut dire qu’il s’agit d’un mélange complexe entre le gothique, le baroque et une pointe de Salvador Dali. Si je m’attarde à ce point sur ces détails, c’est parce que la musique, composée par Georges Auric (1899-1983), se vit comme un écho fidèle de l’atmosphère générale du film. Le résultat final, sensationnel, qui arriva dans les salles obscures en 1946, est encore considéré aujourd’hui comme un des meilleurs films fantastiques jamais réalisés. Les adjectifs souvent utilisés pour décrire une oeuvre pareille s’appliquent, bien entendu, au soundtrack que je vous présente. On parlera de poésie, de splendeur, de tendresse, de beauté lyrique. Mis à part son reflet de l’histoire et des images, le génie de la création musicale écrite pour le film réside dans son modernisme et sa justesse descriptive; je m’explique : les mélodies fluides et les harmonies éthérées arrivent tellement bien à provoquer des ambiances, à souligner des non-dits, à relever des sentiments, qu’elles ont transformé une simple bande originale en parfait archétype, conférant un mordernisme absolu à l’ensemble. La manière d’exposer la terreur, l’angoisse, les moments de grâce, la passion romantique, la bizarrerie poétique, sont presque des signatures définitives pour le genre. Aussi, les plus cinéphiles d’entre vous auront, peut-être, le long de votre écoute, une impression étrange, une sorte de “déjà entendu” qui traduira simplement ce que je viens d’expliquer (les inconditionnels de Tim Burton seront, probablement, les plus troublés). La plupart des compositeurs de soundtracks qui écrivent une partition pour un film fantastique de nos jours sont, même inconsciemment, les héritiers de cette époque, de cette oeuvre extravagante; un chef d’oeuvre hors du temps, grandiose, un tour de force qui déborde littéralement de magie avec élégance et impétuosité. A très bientôt mes chers lecteurs.