The Lord of the Rings : The Return of the King
Peter Jackson et son équipe pensaient avoir fait le plus dur au moment de délivrer les Deux Tours mais, une fois de plus, leurs attentes furent écrasées par l’ampleur de la tâche pour le Retour du Roi, conclusion cinématographique d’un projet étalé sur 10 ans. A chaque film ses problèmes, ses complexités, ses retards, ses prises de risque. S’il s’agit bien du processus de composition qui nous intéresse dans ces articles, les multiples divisions travaillant sur ces (très) longs-métrages sont devenues tellement liées au fur et à mesure de la production, voir même interdépendantes, qu’il est matériellement impossible de ne pas en parler. Contextualisons. La difficulté majeure pour ce dernier opus fut la masse encore plus titanesque de matériel à éditer, travail rendu presque impossible avec quelques mois de tournages supplémentaires pour affiner certaines scènes; autrement dit, pour Howard Shore, il fallait composer de la musique pour des séquences qui n’existaient pas; écrire un soundtrack à trous. Pour pallier cela, il fut invité en Nouvelle-Zélande pour assister à ces semaines de folie (des milliers de mètres de pellicule utilisés par jour, du boulot 24 heures sur 24) et visionner les rushs pour avoir une vision d’ensemble et prendre de l’avance. Autre souci majeur résultant du surplus évoqué : la gestion du temps qui fut totalement chaotique, à tel point que toute la post-production fut terminée quelques minutes avant la date butoire de remise pour la distribution. Le résultat le plus visible et surtout, dans notre cas, audible à l’intérieur du film, c’est le nombre de chansons écrites pendant le tournage par les scénaristes et même par les acteurs (on en reparlera plus tard) mais c’est aussi la très grande réutilisation thématique dans la structure générale d’où l’importance des variations. Enfin, point de vue organisation, le squelette narratif du récit s’est élargi et complexifié; on suit 5 fils rouges principaux dans une immense variété de lieux et d’émotions; musicalement cela représente un challenge de diversification au sein d’une globalité logique s’inscrivant, qui plus est, dans une suite ordonnée. Gardez bien à l’esprit ces contraintes , vous apprécierez mieux le génie créatif de tous les artistes qui, de près ou de loin, ont apporté leur talent et leur travail à cette trilogie. Sans plus attendre, plongeons-nous, une dernière fois, dans cet univers si particulier, celui de la Terre du Milieu, son ambiance, sa magie, sa musique.
Action.Le premier plan est un zoom sur un ver de terre qu’un hobbit du fleuve dépose délicatement sur le hameçon de sa canne à pêche. Parfait contrepied que d’ouvrir ce qui est à présent devenu une gigantesque production, une industrie, par quelque chose d’aussi simple, presque anecdoctique. Ce hobbit, c’est Sméagol, 500 ans plus jeune, accompagné de son meilleur ami Déagol; on ouvre donc sur un flashback qui approfondit la relation d’amour/haine que Gollum entretient avec lui-même et qui expose la violence des attractions et des effets de l’anneau (2 de ses thèmes, ou voix, interviennent dès la première séquence, tous les événements de la Terre du Milieu sont conditionnés par ce “personnage”) sur cette créature empoisonnée par la corruption et le mal. Mélodiquement les grands motifs du Mordor écrasent très vite ce prélude assez bucolique avant de replonger dans le présent avec Frodon et Sam où les couleurs deviennent grises, la structure sinueuse, le danger est partout, la compagnie avance lentement, faiblit, les réserves de nourriture s’amenuisent; on comprend bien l’importance du son ici, un éclat nostalgique surgit dans ce nuage de notes, c’est la condensation altérée de l’hymne de la Communauté. Une modulation concentrée sur les cordes et on repasse, avec finesse, au reste des personnages principaux en visite à Isengard après la victoire finale de l’épisode précédent; le thème du Gondor, nouveau signal clé dans la partition pour cette bande originale, est glissé subtilement au milieu de la transition par un solo de cor. L’esprit de la Comté fait aussi une nouvelle apparition pleine de couleurs et d’espièglerie, on quitte les cuivres pour les bois et des cordes en pizzicato (pincées) comme toile de fond. L’entretien avec Saruman (qui n’existe pas dans la version classique du film) permet au choix du battement en 5/4 affecté à ce personnage de prendre sens, tout ce segment militaire basé sur un rythme “inabouti” est une métaphore de sa puissance éphèmère dont la décadence est mise en abîme par le basson; quelques notes stridentes s’ajoutent à ce tableau corrompu, la scène est remplie de tension et de vice. On retrouve ensuite le Rohan et sa texture si unique, si particulière; on l’aura compris ce début de film reprend l’histoire où on l’avait laissée et démarre lentement par des expositions centrées sur les personnages, leurs rapports, les enjeux et donc la musique souligne ces effets avec un enchevêtrement de thèmes déjà utilisés ou par une présence tout simplement figurative. Il y a un ton doux-amer dans cette portion du soundtrack partagé entre les réjouissances (chanson à boire de Merry et Pippin), la comédie, le suspens pessimiste et la tristesse. Au moment de retrouver le trio principal, une scène très importante voit toute la malice et toute la perversité de Gollum en conflit avec Sam, une situation qui est rendue avec une grande justesse en combinant plusieurs motifs altérés (du Mordor par exemple). C’est donc à partir de cet endroit que, peu à peu, la symphonie revêt une nouvelle fois le manteau lourd qu’elle portait pour le numéro 2 avec quelques accès de violences très courts mais extrêmement intenses (la scène du Palantir) qui permettent de concrétiser, pour le spectateur, les affrontements chaotiques à venir. Les enchaînements sont plus rapides, le découpage en fils rouge s’effectue dans le vif des thèmes employés qui virevoltent et, parfois, se bousculent. Le premier détour focalisateur sur les elfes (en retrait quasi métaphysique par rapport aux événements) amène une grâce inimitable exprimée par des chœurs et des solos de voix féminines; on doit entendre à quel point tout est lié, à quel point chaque peuple est, de près ou de loin, concerné; Arwen apporte un supplément d’âme à cette trilogie, il est vrai, plutôt masculine. Nous sommes à 33 minutes et 33 secondes de musique et un nouveau motif apparaît, celui de Minas Tirith (dont quelques esquisses peuvent être trouvées dans les deux épisodes précédents) qui se colle souvent au thème de Gandalf pour créer, sous forme d’arpèges, des séquences assez vives et parfois longues sonnant comme un souffle héroïque indomptable. A ce stade, avec tous ces moments, toutes ces ambiances déjà établies, chaque nouvelle mélodie étoffe l’ensemble formant, par la même, une variété impressionnante qui, via les miracles stylistiques de Howard Shore, peuvent se succéder sans rupture ni décalage; on a vraiment l’impression d’écouter un opéra en continu. La familiarité qui nous lie aux personnages ainsi qu’aux sonorités typiques soulignées ci-dessus permet de rendre chaque note signifiante et logique augmentant l’effet de catharsis recherché par Peter Jackson; l’immersion est devenue totale grâce à la puissante efficacité du soundtrack. Le début officiel de la guerre avec Sauron, qui s’étale sur 8 minutes (à partir de 40:09), est une réussite à part entière et illustre bien ce que je voulais transmettre en termes de complexité, de diversité et de maîtrise car on y voit un événement crucial qui réunit plusieurs fils rouges en une seule séquence; cette dernière se prolonge avec la scène des feux d’alarme, éloge du pouvoir dramatique propre au cinéma, un art qui peut s’exprimer sans texte avec une simple juxtaposition d’images doublées par une bande-son explicite faisant appel à l’imaginaire collectif et à l’esprit d’association du public. Après cette boucle narrative à la durée surréaliste (on y entend même des extraits de la Moria) qui brosse d’une seule traite l’essentiel des actions en marche, la continuité spatio-temporelle est à nouveau brisée pour un morcellement plus net, on reprend le découpage en parties distinctes pour se recentrer sur les personnages eux-mêmes; si elle conserve une certaine rapidité, cette séparation n’est plus coulée mais bien fragmentée ce qui s’entend de manière distincte. Ainsi, nous voilà auprès des Rohirims, de Théoden, Aragorn et les autres, se préparant pour la guerre, les thèmes du Rohan sont entonnés avec un focus indispensable sur les percussions. Au Royaume du Gondor (et la chute d’Osgiliath) les tonalités sont beaucoup plus ténébreuses, glauques, tendues et enfin guerrières; ici les instruments jouent de manière lourde avec une dichotomie très forte entre les pointes très graves et les lancées suraiguës qui coexistent en permanence. Le sauvetage de Faramir (le frère de Boromir et donc le fils de l’Intendant du Gondor) et de ses cavaliers par Gandalf prouve une fois encore l’intelligence du compositeur qui anime une scène d’action avec un solo vocal très doux tel un rayon de lumière qui perce littéralement tout ce brouhaha cataclysmique pour un effet redoutable. Glissement vers la quête de l’anneau, l’angoisse et le conflit rôdent, quelques répétitions frissonnantes se greffent au contour de base avant de rebasculer sur Pippin qui voit les relations difficiles entre Denethor et son fils; le Seigneur provoque son fils qui décide de se sacrifier en une mission suicide pour récupérer Osgiliath et prouver sa valeur. A ce stade nous pouvons réemboîter sur le sujet de l’implication totale des différents artistes peuplant tous les secteurs de ces films; ici Billy Boyd (Peregrin Took) chante un poème tiré du livre original sur une mélodie composée par ses propres soins la nuit précédant le tournage de cette scène et qu’Howard Shore a habillée sans fioritures inutiles pour en garder l’aspect authentique; le résultat est sidérant. De l’autre côté, Gollum réussit à semer la discordre entre Frodon et Sam, cela se marque par une sorte de cassure dans la musique, des changements inconfortables, l’hymne de la Communauté y est transposé en une version beaucoup plus triste qui joue sur l’éloignement progressif du thème vers quelque chose qui ne lui ressemble plus. A présent chez les hommes du Rohan, après l’installation du motif principal, le soundtrack entre dans une phase contemplative, mystérieuse et inquiétante (l’introduction de la mélodie de l’armée des morts qu’on entendra plus loin) avec une belle gestion du temps qui confond des pauses insouciantes et des vagues mélancoliques; c’est une partie simple mais étoffée par des contrastes (des lithanies épiques suivies de sections dramatiques ou stressantes) qui gênent le spectateur pour mieux le plonger au cœur des doutes, des sentiments complexes et ambigus animant chaque personnage. Aragorn, Legolas et Gimli font alors cavaliers seuls, ils quittent les Rohirim et se rendent au Gondor par un autre chemin, plus risqué. Cette nouvelle portion de musique affublée aux fantômes maudits que la compagnie veut rallier à sa cause se fortifie, on découvre aussi, en contrepoint, un joli solo de flûte appliqué à Merry au milieu du torrent alentour; c’est un ajout sans vrai objectif à grande échelle certes mais sa présence apporte une touche de fraîcheur dans cette partie plus lourde du soundtrack. D’ailleurs le retour à l’angoisse est immédiat, d’abord avec la scène du passage de Dimholt et l’armée des morts, ensuite via le siège terrifiant de Minas Tirith par les bataillons du Mordor qui permet également le retour de grand thèmes épiques (du Gondor principalement) lors de séquences d’action haletantes où se côtoient rythmes endiablés, crescendos furieux et chorales hallucinantes; la deuxième partie du film est enclenchée. Et la musique de lorgner peu à peu sur le terrain de la terreur pétrifiante voir même du film d’horreur (un cinéma que Peter Jackson connaît très bien). En effet, on s’aiguille vers la scène du tunnel qui voit Frodon essayer d’échapper à Shelob, une araignée maléfique géante. C’est une partie absolument fascinante à étudier. D’abord il faut savoir que le réalisateur souffre d’arachnophobie et qu’il tenait à ce que le public soit aussi terrorisé que lui par la créature. Ensuite, la volonté principale de celui-ci était de restituer l’ambiance de ce chapitre crucial de la trilogie où Tolkien décrit l’antre de Shelob comme un endroit hors du temps, tellement sombre, tellement noir que rien ne peut y survivre d’autre que le néant; il s’agit donc d’un lieu sans commune mesure, à part. Pour rendre ça visible, Jackson a tout misé sur la musique d’Howard Shore en lui demandant de réaliser un encart stylistique suffisant pour bien faire sentir qu’on glissait d’un monde fixe à un registre particulier sans pour autant affaiblir toute la structure générale préétablie. Pour ce faire le compositeur a utilisé ses anciennes techniques d’écriture propres aux soundtracks des films de David Cronenberg, son collaborateur attitré dans les années 80. Répétitions progressives de notes très proches sur la gamme, dissonances, sautes et ruptures mélodiques sont les outils employés pour cette séquence délicieusement originale au sein du corpus de base et qui, malgré tout, n’en trahit jamais l’esprit. Seul un intermède par les sons de la Lothlorien (Frodon rêve) offre une éclaircie passagère au sein de l’oeuvre qui se précipite vers les tambours et les cuivres assourdissants du Mordor avant de se repositionner sur Shelob et son combat contre Sam (l’hymne de la Communauté y fait un passage éclair); les transitions s’accélèrent et passent plus souvent par un court silence que précédemment, la segmentation est à son maximum. Du côté de Minas Tirith, Denethor a perdu l’esprit et s’apprête à brûler Faramir, qui plus est la cité est envahie par des marées interminables d’orques (des accompagnements vocaux très doux sont encore choisis comme fond sonore); soudain, Théoden et ses cavaliers arrivent sur le champ de bataille. La charge des Rohirim est un des moments les plus émouvants et spectaculaires de toute la trilogie; le thème du Rohan y est développé, décliné, il explose sous multiples formes d’une puissance incroyable et culmine avec l’entrée du violon hardanger, frissons garantis. A partir de là, les scènes à l’intérieur et à l’extérieur de la ville se déroulent selon un montage en parallèle pour plus de rythme et de tension pendant plus d’un quart d’heure (les champs de Pelennor). Au cours de cet abattage héroïque, il faut signaler une petite scène intimiste où Gandalf et Pippin discutent de la mort et qui vient littéralement couper l’affolement brutal du soundtrack de façon incroyable; cette entaille (un nouveau motif qui sera déterminant par la suite) est absolument parfaite, si délicate et si juste qu’à chaque écoute (ou vision) j’en reste sans voix. Elle précède le duel opposant le chef des Nazgul et Eowyn qu’entrecoupe l’arrivée d’Aragorn et les autres en compagnie de l’armée des morts et la musique se retrouve découpée de manière abrupte pour insister sur ce retournement de situation et la manière dont les événements se bousculent. Après la bataille vient la scène tragique et minimaliste de la mort de Théoden, les chœurs y sont essentiels. Ensuite, une nouvelle scène plutôt triste voit la guérison miraculeuse d’Eowyn et de Faramir, on y entend une chanson magistralement interprétée par Liv Tyler (Arwen). 2 heures et 36 minutes se sont écoulées avant de réellement se focaliser sur l’anneau, Frodon et Sam qui occupent la majorité des scènes jusqu’à la fin, soit à l’écran, soit dans les dialogues des autres personnages principaux ou encore par l’apport, en sous-texte, de petites touches musicales typiques. On observe une montée progressive regroupant, petit à petit, les grands thèmes de la trilogie, les mélangeant quelques fois (surtout ceux des peuples libres en opposition directe aux motifs de Sauron etc); tous ces assemblages de notes sont invariablement triturés, différemment orchestrés, déconstruits ou rallongés d’une façon redoutable qui colle à la dramaturgie de l’histoire. Ce cumul ahurissant de matériel symphonique marque un temps d’arrêt judicieux avant de se déchaîner. A nouveau, un montage alterné nous montre à la fois la bataille de la porte noire et l’escalade de la montagne de feu mais, contrairement à la mécanique choisie plus tôt dans le film pour le même procédé, la musique est suivie, se confond d’un plan à l’autre. Toute cette séquence, qui s’étale sur une bonne vingtaine de minutes, exhibe tout le talent de Howard Shore, son génie atteint des proportions carrément astrales tant il fait preuve de contrôle; chaque décision, chaque éclairage, chaque instrument, chaque détail se recoupe et forme un puzzle mélodique déchirant, lyrique, sensationnel. Les effets fonctionnent, les sentiments débordent, le soundtrack se cabre en tous sens avant un dernier sursaut épique au moment de la destruction de l’anneau. On pense alors avoir tout vécu, mais c’est mal connaître Peter Jackson et son équipe; ils nous offrent des résolutions en cascade pendant presque 40 minutes; le temps nécessaire pour tous les adieux, toutes les conclusions où le motif introduit pendant le dialogue entre Pippin et Gandalf devient central (il est même au centre de la chanson du générique chantée par Annie Lennox). La bande son est arrivée à un seuil de perfection totalement intraduisible en mots ou en phrases et glisse avec une fluidité remarquable d’une scène à l’autre, animée de chansons, de reprises mélodiques, de sections chorales encore plus divines, s’offrant même le luxe de quelques nouveautés (le thème de Rosie par exemple). Rien que le fait d’écrire ces lignes me submerge d’émotion devant une telle réussite non seulement cinématographique mais aussi musicale. Le soundtrack du Seigneur des Anneaux, c’est 5 ans de travail, c’est virtuellement une centaine d’artistes issus des quatre coins du globe, c’est de la passion et de l’amour offerts à un projet qui en valait la peine; il dépasse de loin son cadre filmique, je le considère comme un chef-d’oeuvre indépendant digne des plus grands compositeurs classiques. Cet opéra monumental de 10 heures se termine avec une simplicité confondante, par la plus petite porte imaginable, comme il se doit…
Fin.