Là où on ne l’attend pas, il frappe. Tel un commandement divin; « Lève toi et danse », il s’empare de vos jambes et vous les rend, étourdies, à la fin du morceau.
Le groove n’a pas besoin de majuscule, ni de lettres de noblesses, d’ailleurs on ne groove pas assis, ni avec son cerveau.
On ne l’invoque pas, il vient de lui même. Pas question de rituels satanistes et de pentagrammes, laissons ça à nos amis chevelus du métal.
Comment se prépare-t-on à l’accueillir ? L’esprit vide, la lèvre inférieure pressée par la rangée de dents supérieure en signe d’approbation, les bras souples, les pieds qui battent la mesure. Car oui, le groove est une question de temps. Notre ami le batteur va donc se révéler d’une importance capitale.
Attention, je précise toutefois qu’un bon groove n’existe que quand :
- Tous les musiciens groovent ensemble
- Chacun d’eux, pris individuellement, tient déjà un bon morceau du groove.
Mais comment ça marche, du coup, le groove ?
Justement, ça ne marche pas, ça sautille. Pas aussi légèrement que pour son grand frère, le swing. Non, le groove doit réussir le pari risqué d’ « envoyer du lourd » en gardant la fraîcheur candide des bonnes années. Chaque temps doit être ressenti par le musicien groovant. De cette manière, il peut, avec une précision jamais calculée, toujours sentie, poser les notes, les rythmes, tout autour de celui-ci ; à contretemps, légèrement en retard ou en avance. Le combo grosse caisse et caisse claire garde la sympathique habitude de marquer respectivement les premiers et troisièmes, deuxièmes et quatrièmes temps, mais il se permet des écarts de conduite, pour le plaisir des oreilles, et des hanches.
Brodant, appuyant les temps forts, la batterie permet donc d’ « asseoir » le groove. Ou tout du moins sa structure de base, car si notre ami frappeur est la pièce maîtresse du puzzle, c’est à l’ajout des ses comparses que l’effervescence naît. Notons encore une fois que ces
derniers ne doivent en aucun cas se reposer sur la précision du batteur et remettre entre ses mains calleuses le sablier métronomique du temps. Ils sont tout aussi responsables que lui de la gestion du groove. D’ailleurs, en musique comme en chimie, le tout n’égale pas la somme des parties.
Assez traînaillé; acclamons l’entrée en scène du bucheron au gros manche. Quel que soit le son : rond, claquant, criard, quelle que soit la technique ; slap, doigt, plectre (plectre ? non, pas plectre, rarement.) ses lignes de basses vont être déterminantes. Va-t-il enfin avoir droit à la reconnaissance tant méritée ? Non, hélas. Beaucoup de gens attendent encore un solo monstrueux au milieu d’un morceau entraînant avant de laisser échapper « Il est bon ce bassiste ! » Néanmoins, sachez-le, si vous dansez, si vous agitez la tête, c’est parce que « le bassiste est bon ». Plaçant avec assurance des notes vibrantes ; déterminant les temps forts ET l’harmonie du morceau, le bassiste, en groove, convenons-le, est le héros. Ce sont en effet les fréquences basses qui provoquent chez nous l’hystérie ; se traduisant différemment, en fonction des âges, sexe et goût musicaux : « Hiiiiiiii » « OUAAAI BORDEL ! » « Du lourd. », trêve de torture pour l’instant, je ne suis pas un salaud.
Le mieux, pour le bassiste, est de rester dans ses cordes. Il ne faut pas tenter le compliqué quand on ne sait pas faire compliqué, pour le plaisir d’impressionner. Si tous les temps forts sont marqués, bien sentis, que vous apportez la profondeur harmonique nécessaire au morceau, et que vous avancez exagérément vos lèvres, fermez les yeux, la tête balançant d’avant en arrière en rythme, le principal y est.
Que reste-il pour les imbuvables petites cordes ? Retirer la gloire bien entendu !
Le devant de la scène appartient indéniablement le plus souvent au duo chant/guitare. Malgré l’amertume qu’elle peut parfois (rarement) générer, cette situation s’explique simplement. Le public se compose d’une multitude d’oreilles aux habitudes et à l’expérience musicale fort diverses. Prenons pour acquis que la majorité des auditeurs ne sont pas des musiciens expérimentés ; il est plus aisé pour eux de remarquer les hautes fréquences, plus criantes, facilement détectables par nos organes auditifs.
Alors que les musiciens les moins présents visuellement emportent leur corps inexplicablement dans les vibrations les plus larges de la musique, ils n’ont d’yeux et d’oreilles que pour le chanteur et guitariste, dont les fréquences moins dansantes se captent à la première écoute.
La ligne mélodique de chant permet une certaine accroche avec le public. Confortablement assise sur les harmonies instaurées par la basse et la guitare, elle véhicule l’histoire du morceau. Les voix les plus présentes dans les styles qui groovent (et là, tout de suite, je pense principalement au funk) sont assez haut perchées, peuvent être plutôt rauques et sont toujours très énergiques. James Brown, par exemple, possédait une voix se métamorphosant en cri au gré de ses envies et qu’il utilisait en saccades, le but étant de faire claquer chaque mot jusqu’à nos oreilles ébahies. Dans ce cas précis, l’énergie prime clairement sur la musicalité ou l’harmonie, mais il existe beaucoup de manières de chanter sur des morceaux « groove », certaines plus mélodieuses et harmoniquement riches que d’autres.
La guitare et les ensembles de cuivres, dont le timbre spécial complète souvent la formation, fonctionnent de manière parallèle au chant. Ils accentuent aussi certains temps, certaines notes (comme la basse et la batterie) mais fonctionnent plus par phrasés. La guitare comme les cuivres peuvent donner un rendu précis de l’évolution harmonique (désolé, je ne me lasse pas d’utiliser ce terme) du morceau grâce à des accords, ou des voix. Il leur arrive aussi de soutenir la ligne mélodique principale (chantée ou non d’ailleurs) ou de lui répondre (encore par phrasé). En bref, ils ajoutent les fioritures, soit la cerise sur le gateau. La structure est déjà là, et le morceau sonne mais l’apport de ces derniers protagonistes est indéniable. A noter qu’un clavier tient souvent le même rôle avec la particularité intéressante qu’il peut harmoniser (dernière fois, promis), jouer des voix, ou les deux en même temps.
Restons toutefois vigilants sur plusieurs points.
D’abord, le groove peut être très simple, contenir très peut de choses et exprimer beaucoup. C’est d’ailleurs ce qui fit le succès de James Brown.
Ensuite, le groove peut être très riche rythmiquement, musicalement intéressant, mais aucun instrument, aucune phrase mélodique ne doit empiéter sur le territoire des autres.
En résumé ; il s’agit de se faire plaisir, de ne pas en faire trop, de ne pas se prendre la tête inutilement, se laisser aller pour donner à la musique, au public, et bien sur recevoir tout autant !