Nous nous sommes rendus à Schaerbeek, où Fatoo San nous a accueillis à son domicile. Plus habituée aux platines qu’à l’interview, elle s’est prêtée au jeu. Posés autour de la table, nous avons longuement discuté de multiples sujets. La DJ donne sa vision de la musique, la place de la femme dans celle-ci. Elle nous explique aussi comment elle jongle entre sa passion et son métier. Une entrevue enrichissante qui nous offre une autre facette de ce monde musical.
“Mes parents écoutaient beaucoup de musique, j’ai été bercée quotidiennement par leur sélection. J’ai ensuite fait 8 ans de piano et j’ai vécu ma jeunesse avec un groupe d’amis “mélomanes” avec qui j’ai découvert énormément de sons. Par après, j’ai chanté en tant que choriste pendant 10 ans et j’ai vécu une très belle expérience grâce à cela avant d’incorporer le collectif Supafly. La musique a toujours fait partie intégrante de ma vie et m’a aidée à supporter les moments durs, comme une meilleure amie. Je ne pourrais vivre sans !”
Est-ce que tu peux nous parler un peu de votre groupe Supafly Collective, sa genèse et ses objectifs ?
C’est un collectif qui date d’il y a 6 ans et demi. On s’est rencontrées via JoBee, qui nous connaissait toutes et qui avait compris qu’on avait une certaine passion pour le hip hop. On était 7 à l’époque. Aujourd’hui, nous sommes 4 à être actives au niveau du DJing: Mikigold, Vaneeshua,Young Mocro et moi. JoBee a son projet en tant que chanteuse. Il y a aussi Lizairo qui est photographe et la septième, Jee Nice, est retournée vivre en Allemagne il y a quelques années. Elle s’occupe du magazine Anattitude, qui est, en gros, l’un des seuls magazines sur le hip hop féminin. Il est vraiment complet et concerne toutes les disciplines, elle en sort un par an (version web et papier). C’est d’ailleurs autour de cette activité-là qu’on a fait notre première soirée au Tavernier en 2009. Le but premier était d’organiser des soirées qui mettaient en avant les artistes femmes.
Depuis 5 ans, nous avons également une émission de radio tous les jeudis sur FM Brussel. Avec les années, notre palette de mix s’est fort élargie. On a pris goût à jouer d’autres styles que nous avons toujours écoutés. On peut complètement sortir de la petite case rap/beats si on en a envie et jouer du reggae, du ragga, de la house, du funk, de la soul ou de la musique du monde.
Justement par rapport à cette diversité, tu as été plusieurs fois invitée aux soirées Groovalicious, ça fait quoi de devoir changer à chaque fois de style de musique ?
Oui, c’était vraiment bien, c’était avec Mikigold. On l’a déjà fait 3 fois. Tu peux jouer tout ce que tu aimes, les Groovalicious sont des soirées où on danse comme des dingues derrière nos platines. Le public n’a pas de petit esprit, il est là pour s’amuser, c’était un vrai plaisir de mixer là-bas. Je mets du son africain parce que mon père en écoutait beaucoup. Mikigold, elle, met du latino par exemple, tout ça se mélange bien avec le ragga et le rap. Ça nous permet de créer des sets différents. C’est un challenge de pouvoir mixer pour le public Groovalicious qui est habitué à une ambiance «musique monde», mais on le fait avec notre touche. Changer de styles dans mes mixes ne me dérange pas du tout car j’aime beaucoup de choses différentes et suis toujours heureuse de pouvoir les partager.
Est-ce que tu crois que la radio est un média musical qui a toujours autant d’impact qu’avant ?
Oui, et les radios du web aussi. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui allument la radio pour découvrir de nouvelles choses. Il y a des émissions de qualité pour ceux qui n’ont pas envie de juste écouter les mêmes hits 15 fois par jour. On a vu que quand FM Brussel a failli fermer, il y a eu une énorme mobilisation et elle ne comprenait pas que les gens qui travaillaient à FM Brussel, il y avait aussi ceux qui l’écoutaient. On a pu voir que beaucoup de gens tenaient encore à leur radio, ce n’est pas un média qu’ils ont envie de voir disparaître de si tôt.
Vous avez désormais une résidence au Beursschouwburg, peux-tu nous expliquer comment s’est fait le contact avec Ngoc Lan que vous avez invitée pour l’affiche ?
Nous étions très contentes quand ils nous ont demandé de commencer cette résidence d’un an. J’ai appris à connaître Ngoc Lan en partant en Suisse quand mon homme –Lefto– avait été mixer. Elle faisait encore partie du collectif Food For Ya Soul. On s’est super bien entendues. Nous respectons énormément son travail, elle est très talentueuse ! On avait fait venir Food For Ya Soul au Tavernier, il y a 5 ans, mais la soirée avait été interrompue par la police juste avant qu’ils ne commencent leur set. Du coup,on a directement pensé à elle pour notre première invitée au Beurs.
Vous pensez afficher un line up exclusivement féminin à l’avenir ?
On compte faire ça oui, c’est l’idée du collectif. Nous voulons être originales et surtout faire découvrir des artistes au public. Car il n’y a rien à faire, les artistes femmes, autres que chanteuses, sont toujours moins mises en avant sauf dans les évènements spéciaux. C’est un peu ce qu’on fait nous aussi mais c’est peut-être grâce à cela que certains ont découvert Ngoc Lan la semaine passée.
Est-ce que le fait d’être un crew 100% féminin apporte une fierté quelque part dans le milieu hip hop, très masculin ?
Fierté pas spécialement, parce que depuis le début on trouve qu’on a autant de chances de réussir que les hommes. On avait décidé de ne pas mettre cela constamment en avant. On n’a pas pensé non plus qu’on devait travailler trois fois plus parce qu’on était des femmes, on ne nous a pas mis trop de bâtons dans les roues. Par contre, il y a parfois des gens qui viennent et qui disent “ Ah, en fait vous mixez vraiment !” -“Ben oui!“. Il y a peut-être une certaine image de la femme DJ véhiculée sur internet qui fait que les gens sont étonnés qu’on ait un minimum de technique. Nous sommes contentes d’avoir toujours travaillé un maximum comme tous pour qu’on ne nous dise pas un jour que nous en sommes arrivées là juste parce que nous « portons des jupes ». Nous mettons en avant le métier qu’il y a derrière, on n’est pas là pour faire « les belles plantes »…
Tu penses qu’être une femme dans le milieu de la musique peut être une valeur ajoutée, vu qu’elles sont peu nombreuses?
Oui, cela, on ne peut pas le nier. Comme nous sommes le seul collectif féminin de DJ en Belgique, quand les gens pensent à booker des filles pour une soirée hip hop, ils pensent souvent à nous. Ca nous a servi et on en est complètement conscientes. On aime le dire dans notre bio, bien sûr, mais on n’en a jamais fait des tonnes. Par contre, quand nous sommes sur scène et que l’ambiance est bonne, on danse dans tous les sens et on fait vraiment la fête avec le public. Ça, c’est peut-être une différence avec nos collègues masculins, j’ai l’impression qu’ils sont plus dans leurs bulles et parfois moins connectés avec les gens.
Qu’est-ce qu’en tant que femme tu n’aimes pas dans le milieu du hip hop ?
Le trop-plein de testostérone ! Je trouve que c’est un milieu où il y a beaucoup trop d’égo, et où certains jouent la carte du « je suis meilleur que toi » à tout va sans même que cela ne fasse référence à l’esprit compétitif des disciplines du hip hop. Il y a des artistes qui ne sont jamais intéressés par ce que font les autres parce qu’ils sont trop nombrilistes et qu’ils ne veulent pas reconnaître le talent d’autrui. Je ne suis pas spécialiste des autres milieux, bien sûr, mais je ne me souviens pas de cette ambiance-là lorsque je chantais en tant que choriste dans des groupes de genres musicaux différents. Nous, on ne joue pas là-dedans et c’est peut-être parce qu’on est des femmes justement.
Il y a des artistes belges en 2016 que vous appréciez particulièrement ?
En parlant de mon mix,j’aime vraiment beaucoup le projet de Cassandre, elle est très talentueuse et sa flûtiste Esinam Dogbaste l’est également. Souvent, quand on chante en français et qu’on est belge, on doit attendre d’être reconnu en France, en dehors de notre petit pays, pour pouvoir développer un plus gros projet et je le lui souhaite vraiment. Le Motel également, Roméo Elvis, Oyster Node… En fait, toutes les personnes que j’ai choisies dans mon mix sont des artistes dont le travail me touche et j’attends de bonnes choses d’elles en 2016. J’aime aussi énormément le travail de Noza, c’est mon producteur belge préféré.
Quelles différences ressens-tu entre le Nord et le Sud de la Belgique pour l’appréciation de la musique?
Comme la culture flamande est une culture fort influencée par le monde anglo-saxon, ils ont forcément plus de facilité avec l’anglais. En ce qui concerne la rap américain, par exemple, ils comprennent directement les paroles, contrairement à nous, francophones, qui de temps en temps baragouinons du « franglais ». Quand à l’époque, nous pensions que KRS-ONE scandait« Assassin de la police », eux savaient bien que c’était « That’s the sound of da police! ». On ne sait parfois pas tout ce que les rappeurs disent à la première écoute, en tout cas, moi j’ai besoin de lire les paroles pour bien comprendre les détails (merci Rap Genius !). Du coup, il y a plus de néerlandophones qui savent rapper en anglais, et on n’entend pas leur accent. Cela s’applique à tous les genres musicaux d’ailleurs… Pour le reste, à Bruxelles en tout cas, je trouve que la jeunesse flamande est beaucoup plus présente dans les concerts de musique alternative que les jeunes francophones.
Tu es professeure sur le côté, est-ce qu’il y a des valeurs dans la musique que tu essayes de faire passer à tes élèves ?
Je sépare bien les deux mondes, je n’assume pas trop que mes élèves soient au courant. J’ai d’ailleurs parfois peur d’en croiser la nuit, ça m’est arrivé et ça m’a complètement bloquée. Ils savent que j’aime la musique, je le dis dès le départ et je l’incorpore parfois à mes cours mais ça s’arrête là. J’adore ce boulot mais si des élèves de l’école apprennent que je suis DJ de rap, ça ne va pas le faire du tout, ils vont penser que je joue le rap commercial qu’ils écoutent.
Vous ne leur faites jamais de commentaires sur leurs choix musicaux ?
Non, j’essaye de ne pas trop les juger, c’est un âge délicat. Moi quand j’étais ado j’écoutais peut-être des choses qui étaient moins bien vues par d’autres. C’est très personnel, des fois on a envie de suivre la mode ou de faire partie du groupe, du moment que ça nous fait du bien. J’essaie néanmoins de les sensibiliser à cette industrie musicale qui les nourrit avec un son qui manque d’«âme». Par contre, je suis plus critique envers les adultes qui me demandent de mixer des choses qui n’ont absolument rien à voir avec ce que je fais. J’aime jouer des artistes qui ne passent pas à la radio 10 fois par jour et j’aime faire découvrir de la musique faite par des gens passionnés et non pas par des businessmen assoiffés d’audience.
D’autres projets de prévus en 2016 ?
Continuer avec mon collectif Supafly ! Continuer ce petit chemin merveilleux de « passeuse » de son.
PLAYLIST:
Ultime Indigo — Noza
Lovebites (LTGL Remix) — Kassett / Margo
Roses — A/T/O/S
SlowlyDriftin’ — MoodprintfeatYellowStraps
CruisinComets — Cometeers
Wolf –Losco
Fragma Deus — Up High Collective
Selecta (MisterTweeks Remix) — MzBratt
Dobbermanwav — Stikstoffeat Romeo Elvis
La Danse De La Pluie — Le Motel
No use for a name — Monkeyrobot
Douce — Shungu
OeIst? — Brihang
Triste Bahia — Mocambo
Les géants — Casssandre
InmostDepths — Oyster Node
Ca, Et Puis L’Avion — VeenceHanao
Foume ça — Caballero
Muggsy Bogues — Ypsos
Bill Bile (instru) — Zomb.
Expertise – Eigen Makkelij
Mindbreaks — Eskondo x JeanJass
Griseville (Prod. Tenkapi) — L’Or Du Commun
Autour d’un verre (cuts : Deejay Odilon, prod. Dul) — Frades&SiKa featSeriak
Dis-moi d’où tu viens — CrapulaxfeatMasta Pi, Prezy-H& Fakir (prod de Mambele)
ChildrenOfTheWest — FreddyBracker
Mic Pro — Tar-One
For H.E.R.’sSake — Hurufeat Tonino
Rice! — Turtle Master
Searchin’ — LeftO