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Série « un artiste – un concerto », no. 4 : Respighi ranime le violon

En simplifiant les choses au maximum, on peut dire qu’il existe deux approches distinctes mais d’égales importances, deux angles possibles, quand un compositeur écrit un morceau pour violon. On parlera, vulgairement, d’une méthode “harmonique” et d’une méthode “virtuose”; la première utilise l’instrument pour ses qualités en combinaisons presque constantes avec d’autres (nombreux ou limités), la seconde va plutôt en explorer les infinies possibilités techniques avec un style de composition extrêmement complexe de façon à mettre en exergue la science du musicien, ce qui transforme le concert en véritable événement sportif. La plupart des écoles en matière de violon gravitent autour de ces deux notions. Dans l’oeuvre qui nous sert d’exemple aujourd’hui, le compositeur italien Ottorino Respighi (1879-1936) procède plus de la démarche harmonique, l’enrichissant de son originalité. En effet, ce musicologue est un personnage fascinant à étudier car son approche englobe un niveau supplémentaire de réflexion intellectuelle et artistique. Il fait partie de ce qu’on pourrait appeler un courant nostalgique, une vision de l’art qui se perpétue sans cesse puisque, par définition, elle s’attarde sur le passé (et si le futur est une chose abstraite et incertaine, ce qui nous précède existe factuellement par essence). Selon cette optique particulière, l’artiste utilise sa connaissance des techniques antérieures ou des concepts archaïques pour les remettre au goût du jour en y insufflant sa propre identité. Respighi était, lui, un passionné des 16e, 17e et 18e siècles, autrement dit de la renaissance, du baroque et de la période classique. Pour son concerto gregoriano pour violon, P. 135, écrit en 1921, l’inspiration choisie par l’artiste fut celle des chants grégoriens (comme le suggère le titre de l’oeuvre) dont la structure spécifique devait être exploitée de façon novatrice, une tâche difficile. Ainsi, pour comprendre le langage musical de Respighi et mieux réaliser concrètement ce que signifie son idéologie culturelle en termes de sons, il est crucial de connaître les multiples spécificités du chant grégorien. Déjà répandu au 11e siècle A.D., cette musique lithurgique était sous le contrôle absolu de l’église et devait soutenir les textes sacrés selon une procédure stricte : un choeur et (parfois) un soliste déclament des versets en latin sans autre accompagnement musical, à l’unisson. Le but visé par une telle pratique, c’est l’harmonie avec dieu, la sérénité confessionnelle avec l’entremise d’un art construit méthodiquement. La fabrication d’un chant grégorien est fondée sur deux concepts : la modalité et le rythme, chacun offrant une clef de compréhension de l’oeuvre étudiée ici. Une première spécificité dérive d’une pratique qui existait déjà en Grèce Antique, la modalité désigne en quelque sorte le décor mélodique général appliqué au morceau qui suit un chemin en huit étapes ou modes; ces derniers reflètent tous une émotion particulière s’enchaînant comme suit : grave, triste, mystique, harmonieux, joyeux, dévot, angélique et parfait. Ensuite le rythme caractéristique du style grégorien évolue selon une esthétique des mots, de la juxtaposition des syllabes comme le ferait un poème; cette manière de procéder n’entre pas dans le champ d’action de l’écriture musicale moderne d’où la difficulté pour l’auteur de traduire ce qu’il imagine sur le papier. Voici donc les deux axes par lesquels il est bon d’aborder le concerto du jour. D’abord il faudra garder en tête que, plus qu’un découpage en mouvements, on écoute une séquence continue avec une évolution dans les ambiances et les ressentis. Ensuite, il faut imaginer que chaque note est un mot, chaque thème une phrase, chaque mélodie une strophe. L’auteur nous parle. Il utilise d’ailleurs, pour ce faire, des thèmes traditionnels du chant grégorien, précisant les rôles sur la partition, le violon est un chanteur soliste qui dirige l’orchestre (qui joue le choeur) dans une homélie “rustique”. Voici ma lecture personnelle de l’oeuvre, libre à vous d’en effectuer une autre, séparée de la mienne, sans guide. Tout commence par un appel lancinant (les  bois) au milieu du brouillard (les cordes); le violon surgit en quelques courbes, sorte de lumière pâle effectuant des allers et venues délicats et sérieux. Le morceau prend de l’altitude, le rythme accélère, peu de brumes à l’horizon. C’est un train courant d’une vallée d’herbes folles à une autre avec impétuosité. Quelques changements de texture, le calme retrouvé en alternance avec des vagues plus nerveuses offre une palette originale de sons contrastés, oxymores judicieuses. Cette impression de campagne persiste, plus tendre avec des incertitudes, des larmes ou de la rosée, c’est plus rêveur. Soudain, l’intensité se fait plus forte, retombe, le violon est dans un monologue ému, imprégné de passion, de rigueur, il nous dit ses visions, ses doutes, ses joies, ses profondeurs. L’orchestre suit doucement, pas à pas, mesure après mesure; une montée progressive, un pèlerinage culminant avec majesté vers un lyrisme déchirant, on nous crie de la beauté, on explose d’un romantisme exacerbé où tout est mélange, richesse, envolée. Retour sur terre, parmi les hommes simples où maître violon articule des ondulations caressantes, des cascades et des sentiments plus durs, plus violents (soutenus par des coups saccadés en arrière-fond). On sonne une retraite, un recueillement bizarre qui s’escarmouche en nouvel assaut romantique, moins grandiloquent peut-être, mais toujours aussi superbe. C’est comme un lierre inexorable qui sussure des mots doux, des sagesses ? Après une courte communion, la joie déferle avec une puissance incroyable et une mélodie délicieuse (basée sur un Alléluia). Il s’ensuit de l’héroïsme musical entrecoupé de sections intimes, lunaires, le tout élaboré comme une poésie exhaltante sans discontinuer grâce à des harmonies sensationnelles. Et, avec un retour constant de la mélodie de départ, le mouvement se lance d’un immeuble et vole vers des infinités suprêmes d’expressionnisme, voyant les seules parties complexes (virtuoses) du violon qui, après son périple multiforme arrive à une  sorte de perfection, un paragraphe magistral. C’était l’ambition d’Ottorino Respighi d’exprimer son tempérament, sa personnalité, via une combinaison houleuse mais réussie, celle de l’ancien et du nouveau, du grégorien et du moderniste, cette dualité s’exprime avec un langage particulièrement complexe qui, décodé, ouvre à des sens, à des hauteurs, à des immensités vastes, inconnues, délectables, inexplorées… A bientôt.