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L’intimité du chaos

1896 marque l’apparition d’un nouveau mot dans tous les dictionnaires, c’est aussi le début d’une révolution scientifique qui continue de fasciner et de susciter le débat aujourd’hui. Je veux, bien entendu, parler de la psychanalyse, invention, tout au moins dans le sens sémantique du terme, attribuée à un certain Sigmund Freud (1856-1939). Le concept fondateur de cette discipline est le subconscient, elle se concentre sur l’investigation du psychisme pour soigner les pathologies mentales. On cherche chez l’individu des réponses à ses problèmes par l’analyse dans le but de pouvoir interpréter l’insu, les voluptes insondables de l’esprit humain. Là, en principe, c’est le moment où vous vous dites : “pourquoi parle-t-il de ça ?”, et vous n’avez d’ailleurs pas forcément tort. Quels sont mes motifs ? Je me prépare en ce moment à vous livrer une explication tordue mais justifiée; en plus d’être, à présent, devenue capitale afin de ne pas trop passer pour un imbécile. C’est que la psychanalyse a un rapport plus ou moins direct avec le morceau traité dans cet article. Il s’agit de la Symphonie no. 4, op. 63 écrite par le formidable compositeur finlandais Jean Sibelius (1865-1957) au cours de l’année 1911; ce morceau est souvent considéré comme le plus énigmatique jamais écrit par l’artiste. A cette époque, après un démarrage tonitruant et controversé sur la scène des maladies psychologiques, les concepts du docteur Freud connaissaient une immense popularité, mais plus encore que la discipline proprement dite, c’est toute l’ambiance idéologique de cette période qui jouèrent un rôle déterminant pour l’écriture de cette œuvre singulière. Dans l’ombre du romantisme, cette nouvelle approche individualiste de l’être, prologue des excès que nous connaissons actuellement, allait, en effet, se matérialiser dans la société par une nécessité active d’expression de soi, par un besoin grandissant d’introspection. En art, c’est le courant expressionniste, dans lequel s’inscrit l’objet de notre étude, qui représente au mieux cette tendance. Dans ce cas de figure, commenter le morceau doit s’établir sur une recherche de ce que l’auteur a essayé de dire; il faut le comprendre et donc se poser la question suivante : quels sentiments a-t-il voulu transmettre par l’utilisation de son propre dialecte musical ? Pour y répondre, je me suis plongé dans le chaos indescriptible qui rôde au cœur de l’intimité secrète de chaque artiste, grâce, d’une part, à plusieurs analyses professionnelles et, d’autre part, à mon interprétation du contexte général de la composition via quelques commentaires de Sibelius lui-même. Le début du 20e siècle fut évidemment marqué par la première guerre mondiale, une explosion sanglante conditionnée par les tensions du nationalisme exacerbé qui grouillait partout en Europe; un climat angoissé, radical, traduit en art par toutes sortes de nouvelles tendances orientées vers l’extrême et le conceptuel, parfois au mépris de la simplicité; une recherche d’idées qui se terminait bien souvent sur des productions sans âmes. Face à cette loi de la monumentalité, du neuf catégorique, le compositeur Jean Sibelius, se sentait probablement  un peu victime, ébranlé, perdu au milieu d’une gigantesque cacophonie. Outre cet aspect purement artistique, la vie du compositeur avait été menacée au même moment par une tumeur à la gorge qui nécessita une chirurgie importante. C’est donc un homme tourmenté qui s’est mis au travail en Novembre 1910 ; il voulait se surpasser, combiner le modernisme avec une structure musicale strictement parfaite; être original en conservant les règles de son art. On peut donc en déduire que sa composition procède de plusieurs besoins personnels : s’exorciser de la maladie, vaincre ses doutes et faire une déclaration esthétique complexe, opposer une résistance au vacarme gesticulant qui l’envahissait. A la première, public et critiques furent incapables d’exprimer la moindre opinion sur cet ovni et la même réaction se répéta encore et encore à chaque performance. Son auteur était satisfait, ajoutant des années plus tard : “ce travail représente une part importante de ma personnalité”. De nos jours, la  Symphonie no. 4 de Sibelius est considérée comme une réussite majeure et un point crucial dans l’histoire de la musique au 20e siècle. Tout commence par une plongée lugubre vers des profondeurs inconnues et plutôt inquiétantes, un violoncelle articule le thème principal du premier mouvement, une plainte étiolée reprise par l’ensemble des cordes. Peu à peu l’orchestre s’anime en plusieurs développements du motif avec une évidence remarquable sous la menace des cuivres; le morceau prend une tournure plus apaisée, une sorte de flottement indéterminé entre calme et tension. Le jeu sur les antonymes musicaux et les impressions opposées assure un effet d’incertitude qui est habillement employé à travers un assortiment d’harmonies majestueuses, comme une idylle naturaliste instable qui s’emballe pour mieux être subitement écrasée par une force ténébreuse; s’éteignant par après sur le motif altéré des quatre notes initiales. Le second mouvement prend une tournure beaucoup plus enjouée, s’ouvrant sur un dialogue naïf entre un hautbois et les cordes à l’unisson, cette section prend ensuite le contrôle du morceau, une mélodie innocente qui progressivement s’enfonce dans une tonalité plus grave, une noirceur subtile perturbant la joie apparente qui régnait jusque là. Encore une fois, Sibelius installe une opposition entre ombre et lumière; il précisa d’ailleurs à son beau fils, lors d’une conversation privée, que le thème du second mouvement était comme perverti, diabolisé par les échos sous-jacents de l’orchestre. Pas le temps de s’acclimater car, déjà, l’artiste enchaîne avec la troisième partie du morceau; la plus lente et originale de l’ensemble. Un thème y est révélé progressivement, on dirait presque le résultat d’une improvisation brumeuse; un long chemin de mystères ondoyants qui soulève chaque groupe instrumental par des vagues incertaines; une émotion dramatique est distillée plus ouvertement au fur et à mesure sans qu’on puisse jamais en comprendre toute la signification; le tout s’achève en catimini avec pudeur et simplicité. Le dernier mouvement s’élance avec la même impression bucolique et enfantine exposée dans le second. Mais ici, le tempo augmente et, avec lui, les différentes sections de l’orchestre se répondent l’une à l’autre avec une intensité croissante. La couleur s’assombrit à nouveau. Un retour au paradis perdu de l’innocence oubliée est-il possible ? Il se maintient quelque peu dans la musique avant de se faire consumer par l’angoisse comme un cancer de l’âme qui gronde et, tordu, se contracte. Le final est une descente abattue, une route vers le néant. Les bois, les cordes, un souffle. Et puis, plus rien. C’est une œuvre grandiose par son économie de moyens, dépouillée, sans excès inutiles et cependant emprunte d’une sensibilité touchante. J’y trouve du sens, une texture ciselée emprunte de philosophie ; fatale, résignée mais indispensable. Alors que voulait-il dire ? Plusieurs mois après avoir fini son écriture, dans une conversation avec le peintre, écrivain et dramaturge August Strindberg (1849-1912), Sibelius évoqua la  Symphonie no. 4 en une simple phrase : “qu’il est misérable d’être humain”; rien d’autre…